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Spinoza, notes de lecture

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Spinoza, notes de lecture ✒️📰
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Commencement de ces notes par le commentaire de ce qui me semble l'affirmation centrale de L'Ethique : "le désir est l'essence même de l'homme" (de nombreuses occurrences de cette formule dans l'Ethique : scolie de la proposition IX du L.III. Définition des sentiments, I, à la fin du L.III, ...).

La formule est précisée par ces affirmations, variables selon les occurrences : "en tant qu'elle (l'essence) s'affirme et s'efforce", "en tant qu'elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chose" (Pléiade, 469), "en tant qu'elle est déterminée à faire les choses qui sont utiles à sa conservation" (Pléiade, 469), ... C'est dire que c'est dans le désir et par le désir que se manifeste l'essence de l'homme.

Mais il y a une ambiguïté fondamentale de la formule : est-ce une définition de l'essence de l'homme ou une définition du désir ? Noter, par exemple, que dans la deuxième occurrence citée plus haut, il s'agit d'y définir des sentiments, en l'occurrence le désir, principe des sentiments, et non de définir l'homme. Posons pour l'instant qu'il y a identité.Tout désir est une affirmation de l'essence (on ne peut désirer ce qui est contraire à l'existence de notre essence) et l'homme est fondamentalement désir, il existe et est ce qu'il est parce qu'il désire et par ce qu'il désire.

La première hypothèse est recevable : dire que le désir est l'essence de l'homme, c'est dire, par exemple, contre toute une tradition, que son essence ne réside ni dans la raison ni dans la volonté (cette volonté qui serait l'outil de la raison, et manifestation de la liberté, permettant, précisément, de lutter contre... les désirs). C'est dire aussi que le désir n'est pas une faculté parmi d'autres qui se manifesterait de temps à autre : il y aurait des êtres, des sujets qui se mettraient de temps à autre à désirer ceci ou cela et qui seraient même capables, au moins en droit, d'éteindre leurs désirs si nécessaire. Non, le désir est la manifestation même de l'être, être c'est désirer (=s'efforcer de persévérer dans l'être) : être c'est persévérer dans l'être ; il s'agit de l'affirmation fondamentale de l'ontologie spinoziste. L'ontologie pose la question : "qu'est-ce que l'être ?", Spinoza répond : être c'est persévérer dans l'être, c'est le désir quand cet effort, dans le cas de l'homme, est conscient (ça se comprend encore en confrontant cette ontologie à celle, par exemple, de Lévinas dont l'éthique se fonde sur la possibilité "d'autrement qu'être" (l'éthique de Lévinas suppose la possibilité pour l'homme de mettre entre parenthèses son conatus). Et cet être dont il s'agirait de s'efforcer d'être "autrement", dont il y aurait la possibilité "d'être autrement" est l'être spinoziste, qui chez Spinoza ne peut être autre qu'il n'est - Spinoza est l'adversaire philosophique absolu de Lévinas-. Le désir est la définition de l'être, non une disposition, une faculté parmi d'autres de l'être. C'est dire encore que l'essence de chacun s'exprime dans ses désirs, qu'il est impossible de désirer quoi que ce soit qui soit contraire à son essence. (1)

Cette formule est à comprendre comme application de la théorie du conatus (c'est le terme latin que traduit le terme effort) : tout être tend nécessairement et uniquement à persévérer dans son être. C'est un principe (une loi) qui s'applique à toute existence naturelle, c'est un "invariant", "un terme qu'une fonction ne modifie pas malgré ses variations " (M. Rovere, Le clan Spinoza), ce n'est pas un principe spécifique à l'homme, mais à quoi obéit tout être ; l'homme "n'est pas un empire dans un empire" (Préface de la partie III). Être est à comprendre ici dans ce double sens d'essence et d'existence (voir la définition de l'essence dans la note 1, l'essence rend raison du fait d'être et du fait d'être conçu, compris) : tout être veut continuer d'être (existence) et continuer d'être ce qu'il est (essence), conserver son être, se perpétuer dans son essence. Tout effort, tout désir, toute pulsion, toute volition, tout appétit...consiste à maintenir, voir même à déployer son essence, puisque c'est assurer son maintien que d'augmenter sa puissance.

On peut comprendre dès maintenant la difficulté du spinozisme : construire une Éthique à partir d'une telle "ontologie", des êtres nécessairement déterminés à s'efforcer de persévérer dans leur être, à augmenter leur puissance envers et contre tout (et contre tous...? ), sans aucune possibilité de mettre à distance ce "conatus", d'agir à d'autres fins que de "rechercher son utile propre". Son éthique sera à juste titre dite immoraliste car toutes les morales traditionnelles se fondent sur la possibilité pour l'homme d'être libre à l'égard de ses déterminations, sur la possibilité de se défaire de ses désirs égoïstes, par exemple, de transcender son conatus.

Si l'essence est "ce par quoi un être peut être et être conçu", c'est bien le conatus, en tant qu'il est l'ensemble des efforts par lesquels tout être maintient ce qu'il est dans l'existence, qui est l'essence de chaque être. L'essence existe et se maintient dans l'être (le fait d'être et d'être ce qu'elle est) par le désir. Ce que le désir manifeste c'est donc l'essence même de l'être, de chaque individu. L'essence se manifeste par les désirs puisque les désirs sont les manifestations de l'essence. A-C.Sponville tire de cette formule que "sans le désir nous serions morts".

Il faut préciser l'usage du terme "effort" : toute essence est en acte (l'essence n'est pas ce que je "dois être" pour Spinoza mais ce que je suis à tout instant) mais il ne faut pas confondre l'acte et son résultat. Par exemple, l'essence de la Raison : "tout ce vers quoi nous nous efforçons selon la Raison n'est rien d'autre que comprendre" (L.IV. Prop. XXVI, démonstration), mais l'effort n'est pas toujours couronné de succès. La Raison ne serait plus la Raison si elle cessait de s'efforcer de comprendre mais reste la Raison si, s'efforçant de comprendre, elle ne réussit pas à comprendre pleinement. (Noter, par parenthèse pour la suite, que la vertu se définit par l'effort d'agir sous le commandement de la Raison. Cet effort pour comprendre, en quoi consiste l'essence de la raison, "est donc le premier et l'unique fondement de la vertu (ce n'est pas la vertu, mais ce sur quoi elle se fonde)" (idem)).

C'est dire encore que le désir n'est pas en quête d'un objet transcendant, d'une chose qui serait bonne par elle-même et, par là, cause de mon désir. Le désir est de principe, il est premier, donc précède tout objet (il peut être difficile de comprendre ce que peut être un désir qui n'est pas un désir de quelque chose... ; il faut rappeler que le désir pour Spinoza n'est rien d'autre que l'effort pour persévérer dans l'être, le conatus, quand il est conscient comme c'est le cas chez l'homme), il est immanent à l'être qui désire puisqu'il est son essence se manifestant. Il ne vise aucune transcendance (une extériorité par rapport à l'essence puisque qu'il ne peut viser que le maintien de l'essence). D'où cette formule de Spinoza : ce n'est pas parce qu'une chose est bonne qu'on la désire (le désir serait motivé par quelque chose d'extérieur au sujet qui désire) mais parce qu'on la désire qu'on la juge bonne. Dire que le désir est l'essence de l'homme, c'est donc bien dire que ce n'est pas la volonté (qui est une illusion pour Spinoza), qui, au contraire du désir, selon la tradition, se définit comme la capacité à se déterminer librement à agir selon des fins conçues comme bonnes absolument (et non relativement à ce qui est bon pour moi) et se définit donc en même temps comme la capacité à éteindre désirs, pulsions, passions, tendances susceptibles d'entraver notre recherche du vrai bien. La volonté, comme le libre-arbitre qui en est la condition, sont des illusions pour Spinoza.

Une chose bonne est donc pour Spinoza une chose qui favorise la persévérance dans l'être du sujet, qui favorise son effort, va dans son sens, permet d'augmenter sa puissance d'être. D'où ni bien ni mal en soi, mais du bon et du mauvais pour soi. Il y a, fondamentalement, de principe, le désir de persévérer dans l'être et toute chose qui le favorise est nécessairement jugée bonne et recherchée. (On verra plus loin comment cette idée commande les concepts que Spinoza se donne des affects, des sentiments).

L'effort ou conatus ou désir (quand il est conscient) est donc l'essence de tout être en tant qu'il explique son existence et son maintien dans l'existence (quand l'effort cesse, la chose est détruite et l'effort ne peut cesser de lui-même), en tant donc aussi que le fait qu'il explique tous ses actes, expressions, qui ne sont que des manifestations de cet effort, permet de comprendre l'être ("ce par quoi il peut être conçu"). On comprend alors que, permettant la conservation de l'essence, aucun acte ne peut être contraire, venant d'elle-même, à sa propre conservation.

Et ce conatus explique donc encore tout ce qu'elle peut, sa puissance, aucun acte n'étant possible en dehors de sa puissance actuelle (on peut donc aussi définir l'essence d'une chose par sa puissance, par ce qu'elle peut, et bien sûr par ses actes eux-mêmes : "l'appétit n'est donc rien d'autre que l'essence même de l'homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation ; et par conséquent l'homme est déterminé à les faire" (L.III, prop. ix, scolie ). Une fois de plus son essence, l'appétit, fait que la chose est, et est conçue, c'est-à-dire permet de comprendre aussi ses actions : la totalité de ce que l'homme est et fait est la conséquence de son désir, appétit, conatus, toutes les tendances et actions humaines ne sont que des expressions de cet effort). Mais, selon Alain (dans son Spinoza), on ne peut dire pour autant que cet effort est "fait pour", il n'y a pas de causes finales chez Spinoza : "quand nous disons que l'être s'efforce de persévérer dans l'être, nous ne voulons rien dire de plus que ceci, à savoir qu'il a une essence éternelle, c'est-à-dire qu'il consiste en une formule de mouvement déterminé qui dure indéfiniment jusqu'à ce que des causes extérieures l'empêchent de se manifester". Le conatus n'est pas un effort qui se surajoute à l'essence, c'est, une fois de plus, l'essence elle-même "en tant qu'elle est éternelle". On comprend alors que l'absence de finalité du conatus (de finalité autre que la simple persévérance dans l'être, une fin qui serait "transcendante" à l'essence, "extérieure" à elle) est ce qui permet l'identification de l'effort et de l'essence (et réciproquement : l'identification de l'essence et de l'effort pour persévérer dans l'être implique l'absence de finalité - ce qui a comme corollaire (voir plus bas), par exemple, que la moralité ne pourra se définir comme le sacrifice de soi pour une fin transcendante (extérieure) - ce qui serait le cas si était visée une fin autre que soi, nécessitant une mise à distance de soi, un dépassement de soi) ; une essence, c'est ce qui s'efforce, et qui s'efforce à demeurer ce qu' elle est, sans autre fin ; toute fin qui peut être recherchée n'est qu'un moyen pour assurer sa persévérance dans l'être, la fin n'est que le moyen de la fin... (voir, 2 paragraphes plus bas, la notion de vie)

Ce que veut donc dire "l'essence est éternelle " : "toute chose a une essence éternelle " dit Spinoza. Puisque le conatus est l'essence de toute chose, puisque être, pour chaque chose, c'est s'efforcer de persévérer dans l'être (dans le fait d'être et dans ce qu'on est), aucune chose ne peut contenir en elle-même, dans son essence, le principe de sa propre destruction (voilà ce que veut dire "l'essence est éternelle"), autrement dit une chose ne peut être détruite que par une cause extérieure à elle, par une cause qui, donc, ne fait pas partie de sa définition ou de son essence, une essence ne peut pas contenir les conditions de sa fin.

Toute chose, parce qu'elle a une essence éternelle durera indéfiniment jusqu'à ce qu'une cause extérieure à elle la détruise. Il serait parlant de référer ce concept d'éternité au concept d'inertie des physiciens, qui dit que tout mouvement tend à se continuer lui-même indéfiniment tant que rien d'extérieur ne vient l'empêcher ; dans l'inertie le mouvement se maintient non du fait d'une force extérieure mais de lui-même : même "éternité" du mouvement dans l'inertie que de l'essence. On peut penser aussi à des concepts biologiques. Spinoza, (dans Pensées métaphysiques, II, VI) définit ainsi la vie : "nous entendons par vie, la force qui fait persévérer les choses dans leur être". On ne peut pas être plus clair ! La vie c'est la force ou puise le conatus. La vie n'aurait d'autre fin que de se maintenir (c'est la boucle du vivant, une boucle autonome : toutes les activités de l'être vivant consistent à produire ou reproduire les conditions permettant les activités de l'être vivant... l'être vivant se nourrit afin de reconstituer ses forces qui lui permettent de chercher les moyens de se nourrir...) ; on peut penser encore au concept de "lutte pour la vie" chez Darwin qui rend raison de l'évolution, d'une augmentation de puissance, de complexité... mais aussi le concept "d'autopoïèse" chez Varela (Autonomie et connaissance) : toutes les activités des êtres vivants (physiques, physiologiques et même cognitives) consistent à maintenir leur identité, leur autonomie, face aux perturbations du monde extérieur.

La métaphore biologique semble donc la plus pertinente et a encore cet avantage, sur la métaphore physicienne, de permettre de comprendre que l'effort de persévérer dans l'être puisse impliquer la recherche d'une augmentation de puissance, la recherche de plus de "perfection", la nécessité, paradoxale, qu'on retrouvera chez Spinoza, de se modifier pour demeurer soi-même... ce qui permettrait peut-être de sortir de la désespérante boucle du vivant, tristement fermée sur elle-même. C'est ce que nous révélera peut-être L'Ethique dans sa dernière partie. Ne perdons pas de vue que Spinoza est parti "rechercher s'il n'existait pas un bien véritable et qui pût se communiquer, quelque chose enfin dont la découverte et l'acquisition me procureraient pour l'éternité la jouissance d'une joie suprême et incessante." (Traité de la réforme de l'entendement, 1. Pl. p.102)

Éternelle donc mais pas immortelle car il y a de l'extériorité ; nécessairement mortelle car il y a nécessairement de l’extériorité (sauf pour Dieu qui est la totalité de ce qui est et, donc, est sans extériorité, et existe donc nécessairement...). L'essence est effort... et seulement effort. Or tout effort n'est pas toujours couronné de succès... : voir plus haut.

Une petite précision sur cette notion d'effort. Être c'est persévérer dans l'être et c'est là le fait de tout être. Je ne suis donc pas seul au monde et donc toute force de persévérance s'oppose à d'autres forces de persévérance. On retrouve alors le sens intuitif et ordinaire du mot effort : une force qui se heurte à des obstacles et qui peut comporter des réussites et des échecs. On retrouvera cette idée dans la logique des affects.

Le suicide à proprement parler n'existe donc pas pour Spinoza : ça ne peut jamais être véritablement soi qui soit cause de la mort de soi (scolie de la proposition XX du L. IV) : "que l'homme, d'après la nécessité de sa nature, s'efforce de ne pas exister ou de changer de forme, cela est aussi impossible que si quelque chose naissait de rien ". On comprend bien que "s'efforcer de ne pas exister" est, pour Spinoza, une pure contradiction dans les termes et que le fait que rien naisse de quelque chose (le suicide) est aussi impossible, impensable, que si quelque chose naissait de rien.

Conatus, raison et vertu, égoïsme et altruisme. De ce statut essentiel du conatus, du désir, découle cette "vérité nécessaire" : "la raison ne demande rien contre la nature ; elle demande donc que chacun s'aime soi-même, qu'il cherche l'utile qui est le sien, c'est-à-dire ce qui lui est réellement utile [mais, on le verra, on peut se tromper sur ce qui nous est vraiment utile si on ne s'appuie pas sur la raison pour le chercher], et qu'il désire tout ce qui conduit réellement l'homme à une plus grande perfection et, absolument parlant, que chacun s'efforce, selon sa puissance d'être, de conserver son être. Et cela est vrai aussi nécessairement que le tout est plus grand que sa partie " (scolie de la proposition XVIII du L. IV).

La Raison se confond avec l'expression de la Nature. La Raison est la faculté de vérité, de comprendre ce qui est tel qu'il est et d'agir selon cette vérité. La Raison comprend la Nature dans ce qu'elle est, un nécessitarisme absolu : tout ce qui est ne peut être autre qu'il n'est ; particulièrement, toute pensée, toute action humaine est nécessaire, découle nécessairement de l'essence donc du désir, de l'effort pour persévérer dans l'être.

La sagesse consiste à agir en se fondant sur cette compréhension qui implique, en particulier, que nous nous débarrassions dans nos jugements de l'illusion du libre-arbitre, par quoi nous nous libérons du même coup, par exemple, de ces passions que sont la haine et la colère qui procèdent de cette croyance que l'autre, à qui s'adressent cette haine ou cette colère, était libre d'agir comme il l'a fait et aurait donc pu agir autrement qu'il ne l'a fait. Ces "passions tristes" ont donc leur source dans notre ignorance ; en quoi la vertu se fonde sur la Raison.

Il s'agit dans la suite d'exposer le détail de ce principe, les commandements de la raison dans leurs détails et, surtout de montrer que ce principe "que chacun est tenu de chercher l'utile qui est le sien" n'est pas à l'origine de l'immoralité mais, au contraire, au fondement de la moralité, de la vertu vraie. La moralité se déduit de la vertu qui consiste à agir selon la Raison, c'est-à-dire en s'efforçant de comprendre et cette vertu se déduit du conatus.

[Noter pour plus tard cette idée d'une sorte d'auto-alimentation de la vertu : "Plus l'esprit est apte à comprendre les choses par le troisième genre de connaissance, plus il désire comprendre les choses par ce troisième genre de connaissance." (V, XXVI). Le désir et la compétence se déterminent en boucle et s'il faut de la motivation, du désir, pour réussir, il est au moins aussi vrai que c'est la réussite, du moins le sentiment de compétence, qui détermine la motivation, le désir. D'où la possibilité d'un "entraînement" à la vertu : le désir en augmente avec la pratique, elle trouve en elle-même ses conditions d'existence]

Réduire la vertu à l'effort pour persévérer dans l'être la rend désirable pour elle-même et non pour quelque chose d'extérieur à elle (scolie de la proposition 18 de la partie IV). La vertu fondée sur la Nature, donc sur le conatus assure par là sa solidité (noter que toute conception de la vertu comprend comme attribut essentiel la solidité : est vertueux celui capable non de poser, sur un coup de tête -du libre-arbitre-, un acte bon mais celui qui a une "disposition permanente" à agir bien, qui est en quelque sorte intrinsèquement déterminé à bien agir ; inversement, le vicieux est celui qui a une disposition permanente à faire le mal). La raison commande de désirer ce qui est en soi désirable... Mais c'est la raison qui le commande. Ce qui signifie qu'on ne doit pas tenir immédiatement pour bon ce que nous sentons tel de par la seule sollicitation des sens et de l'imagination. C'est la raison qui nous permet de savoir ce qui nous est véritablement utile : "par bon, j'entendrai ce que nous savons avec certitude nous être utile (...) Par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous ne possédions quelque bien " (IV, Définitions). C'est la raison qui peut nous garantir ces "certitudes". Autrement dit encore, être déterminé à agir par la Raison, c'est être la cause adéquate de notre action, être soi-même la seule cause efficiente de notre action (L. IV, Chap VI, Pl. 554). Ce ne sont pas tous les désirs qui génèrent des actions bonnes : les actions sont nécessairement bonnes quand elles suivent nos dés irs si ce sont "les désirs qui suivent de notre nature " alors que ceux qui émanent de causes extérieures peuvent être soit bons soit mauvais (L. IV, Chap. II, III, Pl.553, 554)

Et si la vertu suppose la raison (la connaissance) la Raison elle-même devient "la valeur ou l'utilité suprême" (Victor Delbos, Le spinozisme, Vrin, p. 143 ; voir aussi Éthique. L. IV, Chap. V, Pl. 554). La plus grande vertu de l'âme est de comprendre, puisque c'est son essence, et comprendre, pour l'esprit, vaut par soi : "l'esprit en tant qu'il raisonne, ne pourra rien concevoir qui soit bon pour lui, sinon ce qui le conduit à comprendre" (IV, 26, dém.). Toujours le même raisonnement  : l'essence de l'esprit est de comprendre ; l'esprit, comme tout être, ne peut que rechercher son utile propre, donc tout ce qui lui permet de comprendre et cela exclusivement...

Remarquer tout de suite que le "commandement " de la raison ne ressemble en rien au commandement du devoir dans les morales traditionnelles puisqu'il ne fait que commander ce que chaque être ne peut pas ne pas désirer... s'il sait comprendre ce qui lui est véritablement utile, "ce que nous savons avec certitude nous être utile". En quoi il s'agit bien d'une vérité nécessaire (je ne peux pas désirer autre chose que ce qui est bon pour moi puisque ce qui définit ce qui est bon est ce que je désire : "je ne désire pas une chose parce qu'elle est bonne, mais elle est bonne parce que je la désire"). Mais c'est bien se démarquer de toutes les conceptions traditionnelles de la morale qui prônent la répression de la nature, font passer pour vertus les "passions tristes" (humilité, pitié, repentir...) et qui, traditionnellement, opposent la raison aux passions. Pour Spinoza la raison n'est pas l'adversaire des passions, sa fonction est plutôt d'en faire rationnellement usage, sélectionner et organiser les affects qui peuvent soutenir son entreprise au service du conatus. De fait, on le reverra, une passion ne peut pas être maîtrisée par la raison mais uniquement par une autre passion (l'éthique sera une sorte de physique des passions, un jeu entre des forces). Reste que ce qui est au principe de l'immoralité dans les morales traditionnelles est le fondement de la vertu chez Spinoza...

Alors, pure éthique de l'égoïsme ? Non, mais un altruisme bien compris. L'altruisme bien compris est fondé, pour Spinoza, sur l'intérêt individuel et non sur le sacrifice de soi (2), par quoi seulement il peut être réel et effectif et non une exigence irréalisable, une "utopie" ("le rêve du bien sans les moyens du bien") dirait Fourier. Il en propose la démonstration dans la même scolie en disant que rien n'est plus utile que les êtres qui s'accordent avec notre nature et donc qu' "à l'homme rien de plus utile que l'homme" car rien n'est plus efficace pour la recherche de l'utile de chacun que de chercher "tous en même temps ce qui est utile à tous." Et voici alors comment altruisme et moralité découlent de la recherche par chacun de son utile propre : "d'où suit que les hommes qui sont gouvernés par la Raison, c'est-à-dire les hommes qui cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est utile, ne désirent rien pour eux-mêmes qu'ils ne désirent pour les autres hommes, et par conséquent sont justes, de bonne foi et honnêtes." (idem)

[Noter que "l'immoralisme" de Spinoza concerne d'abord les motivations, les conditions de possibilité de la moralité : ces conditions ne sont pas la répression de la nature, des désirs, des passions, non plus que le sacrifice de soi, mais elles sont dans l'affirmation de soi, dans notre désir d'exister, dans la recherche de l'utile propre et, certainement aussi, l'immoralisme de Spinoza concerne les critères du jugement moral (faute et mérite, culpabilité et innocence). Mais il ne concerne pas la totalité des contenus, c'est-à-dire des valeurs morales. Certaines restent les mêmes que celles des morales traditionnelles : honnêteté, probité, loyauté, altruisme et l'amour est, bien sûr, préférable à la haine. Mais il y a bien chez Spinoza une inversion de valeurs. C'est la dévalorisation de toutes les "passions tristes". Quelles sont elles ? Ce sont toutes celles qui se déduisent de la tristesse (qui diminuent notre puissance d'agir) et donc de la première passion qui est déduite de la tristesse : la haine qui habite plus ou moins secrètement toutes les passions tristes, haine de l'autre ou de soi, c'est-à-dire, pour Spinoza, haine de la vie. Ce sont, dans l'ordre de leur déduction (voir plus bas) : la tristesse et la haine, génériquement, puis l'aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir, le remords, la pitié, l'indignation, l'envie, l'humilité, le repentir, l'abjection, la honte, le regret, la colère, la vengeance, la cruauté,... (voir Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, p.39). Le spinozisme est "une philosophie de la vie" (Deleuze, idem). Il refuse de faire des passions tristes des valeurs. Ça, c'est le fait des moralistes, identifiés dans cette "trinité": l'esclave, le tyran et le prêtre ( Deleuze, idem, p. 38) . Ils sont réunis dans ce texte où on peut lire aussi les accointances des prêtres et du tyran et celles (le thème est ancien mais plus rare) des esclaves eux-mêmes et du tyran qui ont besoin l'un de l'autre  : "le grand secret du régime monarchique et son intérêt vital consistent à tromper les hommes, en travestissant du nom de religion la crainte, dont on veut les tenir en bride ; de sorte qu'ils combattent pour leur servitude, comme s'il s'agissait de leur salut" (Préface du Traité théologico-politique, Pl. 609). Les passions tristes, c'est tout ce qui nous sépare de l'amour de la vie, tout ce qui consiste dans la répression de la nature.]

Retenir de cette formule - selon laquelle l'altruisme se fonde sur la recherche par chacun de son utile propre - d'abord que la Vertu se fonde sur la Raison qui elle se fonde sur la Nature et qu'il est donc insensé de penser que la vertu puisse consister en une répression de notre nature. Puis noter encore que l'altruisme se définit par cette formule : désirer pour les autres ce qu'on désire pour soi-même (il y aurait à confronter cette formule à la théorie mimétique du désir de René Girard car on aurait, chez Spinoza, l'idée d'un désir mimétique inversé capable de dépasser toute rivalité...) qui peut vouloir dire que la moralité est à chercher dans la composition des désirs. Noter enfin que cette capacité à "désirer pour les autres ce qu'on désire pour soi-même" n'appartient qu'à ceux qui "sont gouvernés par la raison", comportement rationnel qui ne réclame pas moins que tout le travail sur soi que propose l'Éthique pour être effectif... (voir plus bas l'analyse qui sera faite des affects tels que l'envie, la jalousie, le ressentiment, la haine... ces passions tristes)

La déduction des affects ou la logique des sentiments.

Pourquoi parler de "déduction", de "logique" ? (Guyau parle joliment de "géométrie des moeurs")

Dans le texte qui inaugure le Livre III et qui lui sert de préface, Spinoza annonce la manière dont il va traiter des sentiments ou les affects. Il s'agit, comme dans la totalité de l'Éthique, d'y appliquer la "méthode géométrique : "je considérerai les actions et les appétits humains de même que s'il était question de lignes, de plans ou de corps " à l'opposé de "ceux qui préfèrent haïr ou railler les sentiments et les actions des hommes, plutôt que de les comprendre" (Pl. 412). Le projet s'oppose donc à tout moralisme qui juge, distribue actions et appétits humains dans les catégories du bien et du mal. Projet d'une éthique, donc et non d'une morale. Mais la notion de "méthode géométrique" dit plus. Il pourrait, pour se détacher du moralisme, traiter les affects en "physicien", ce qui supposerait une référence à l'expérience (la physique est une science expérimentale), alors que le modèle géométrique renvoie à une déduction pure et a priori, indépendante de l'expérience comme l'est la géométrie. Les affects seront proprement déduits de l'ontologie spinoziste (traduite en un système de postulats, axiomes, définitions...) et non induits de l'expérience et surtout pas tirés de l'usage du lexique des sentiments du langage courant.

La définition que Spinoza donne des sentiments ou affects (la traduction de la Pléiade, que j'utilise, dit : "sentiment") : "Par sentiments, j'entends les affections du corps, par lesquelles la puissance d'agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contenue, et en même temps les idées de ces affections" (Troisième partie, Définitions, Pl. p. 413). Noter que ça fait quatre catégories d'affects : ceux qui augmentent, ceux qui diminuent, ceux qui aident et ceux qui contiennent, si, comme le pense Chantal Jaquet (L'unité du corps et l'esprit -ouvrage remarquable de clarté et d'attention au texte-, p.163...), il ne s'agit pas, avec les expressions "aidée et contenue" de simple redondance rhétorique des notions d'augmentation et de diminution, mais signifient autre chose.

Donc les sentiments (ou les "affects" le terme "affect" est souvent préféré dans les traductions les plus récentes, permettant d'insister sur le caractère objectif des définitions spinozistes, évitant les nuances de subjectivité attachées au terme "sentiment") sont des affections du corps et les idées de ces affections (les affects sont des réalités psychophysiques), mais en tant qu'elles ont des conséquences sur la puissance d'agir (augmentation ou diminution) et qu'on a conscience de ces augmentations ou diminutions (faute de quoi elles n'auraient pas de dimension psychique). Ce qui fait qu'il y a deux types d'affection : celles qui ont une influence sur la puissance d'agir et celles qui n'en ont pas (postulat I, Pl. 413), une simple perception, en tant qu'elle est indifférente à la puissance d'agir n'est pas un sentiment. Ce qui permet de faire, en passant, la distinction entre affections et affects : affection est le terme générique, tous les affects sont des affections, mais toutes les affections ne sont pas des affects, celles qui ne donnent lieu ni à augmentation ni à diminution de puissance ne sont pas des affects ou sentiments.

"Affections du corps (...) et les idées de ces affections". Par là Spinoza renvoie à un élément central de son système : l'identité de l'âme et du corps qui "sont une seule et même chose" sous deux points de vue différents ce qui se traduit chez nombre de commentateurs par la notion de "parallélisme" de leurs manifestations ( qui soutient l'idée qu'il n'y a pas de relation de causalité entre l'âme et le corps (L.III, Prop. II, Pl. 415) mais aussi, "interdit toute éminence de l'un sur l'autre" [matérialisme de Spinoza] (G. Deleuze, Spinoza Philosophie pratique, p. 28) - la notion de parallélisme n'est pas de Spinoza mais de certains commentateurs, elle est critiquée par d'autres selon lesquels elle ne peut rendre compte précisément de la conception spinoziste qui est celle d'identité âme-corps -). C'est un point assez difficile du système. ( Il n'est par ailleurs pas certain qu'il faille comprendre la relation de l'esprit et du corps dans le système spinoziste pour comprendre sa géométrie des sentiments plutôt que le contraire : ce serait plutôt la logique des sentiments qui éclaire sa conception des relations de l'esprit et du corps...). Sans remonter à son fondement logique, (dans sa théorie des attributs au Livre I, donc sans, ici, l'expliquer) on peut au moins le justifier par sa fonction dans le système. C'est une seule et même chose, dit Spinoza. Soit, mais quelle est cette chose dont corps et âme ne sont que des points de vue ? Quand Spinoza évoque cette entité qui se décline sous le double attribut de l'étendue et de la pensée, il utilise la notion d'essence humaine. Ainsi quand il définit "l'affection" ( Eth. III, Définition des affects, I, explication) : "par affection de l'essence humaine, nous entendons n'importe quel état de cette essence, qu'il soit inné ou non, qu'il se conçoive par le seul attribut de la pensée, ou par le seul attribut de l'étendue, ou enfin qu'il se rapporte en même temps à l'un ou à l'autre de ces attributs." Cette seule et même chose c'est l'essence humaine. Et ce qu'on sait pour l'instant, c'est en quoi consiste l'essence de chaque être : le conatus, cet effort pour persévérer dans l'être qui implique la préservation de l'unité, persévérer dans l'être, c'est en maintenir l'intégrité, l'unité, la cohérence : voici comment Deleuze comprend les notions de la joie et de la tristesse chez Spinoza  : "nous éprouvons de la joie lorsqu'un corps rencontre le nôtre et se compose avec lui lorsqu'une idée rencontre notre âme et se compose avec elle, de la tristesse au contraire lorsqu'un corps ou une idée menacent notre propre cohérence " ( Spinoza Philosophie pratique, p.30). Il n'y a pas de projet de séparation de l'âme et du corps chez Spinoza, le salut n'est pas là. Et il n'y a donc pas de théorie de leur rapport qui préparerait la possibilité de la séparation. C'est donc tout entier que sa puissance augmente ou diminue. Spinoza s'oppose, ici, à Descartes pour qui, quand l'âme pâtit, le corps agit et inversement (Traité des passions, articles 1 et 2). C'est que Descartes s'inscrit dans ce qui est certainement une des plus anciennes et répandues traditions philosophiques : on sauve l'âme par le mépris du corps ou, à tout le moins, de ses désirs. Mais le spinozisme est un autre monde, "la signification pratique du parallélisme apparaît dans le renversement du principe traditionnel sur lequel se fondait la Morale comme entreprise de domination des passions par la conscience " (G. Deleuze, idem). [immoralisme de Spinoza]

Mais c'est une théorie que semble contredire notre expérience la plus ordinaire. D'abord le parallélisme qui en découle et qui interdit toute relation de causalité entre l'âme et le corps dont Spinoza doute "que les hommes puissent consentir à examiner ces considérations d'une âme sereine, tant ils sont fermement persuadés que le corps entre tantôt en mouvement, tantôt en repos au seul commandement de l'esprit..." (III, Prop. II, Scolie, Pl. 415) aller lire ce scolie qui développe cette idée, dans son argumentaire, qui a tant fait causer qu' "on ne sait pas ce que peut le corps". C'est, proprement, une théorie paradoxale (= qui se heurte à la doxa).

Je pense immanquablement en lisant cette théorie du parallélisme chez Spinoza - selon laquelle à toute augmentation (ou diminution) de puissance du corps correspond une augmentation (ou diminution) de puissance de l'esprit et inversement - à Stephen Hawking, ce physicien de génie à l'esprit puissant enfermé par le handicap dans un corps débile et impuissant. Puissance de l'esprit et impuissance du corps, où est le parallélisme ? Là encore, le système spinoziste est parfaitement cohérent. Au prix d'une formule encore paradoxale : "par perfection et réalité, j'entends la même chose". Paradoxe ? La perfection n'est-elle pas précisément toujours au-delà de la réalité, dans l'idéalité ? Il n'y a pas d'idéalité pour Spinoza. On l'a vu, il n'existe que des essences singulières qui sont à chaque instant tout ce qu'elles peuvent être, c'est en celà que perfection et réalité s'identifient. Il n'y a pas, par exemple d'essence humaine au sens d'essence de l'Homme, constituant la norme ou l'idéal ou la perfection de l'humanité à laquelle pourraient être mesurés chacun des hommes singuliers et dont les manques, relativement à cet idéal, constitueraient des imperfections : "un manque n'est rien par lui-même ; il ne s'agit que d'un être de raison, d'une manière de penser, formée quand nous nous livrons à une comparaison" (Pléiade, p.1147). L'aveugle, par exemple serait un homme à qui manquerait le sens de la vue. Non, pour Spinoza, chaque individu est tout ce qu'il peut être à tout instant (et il n'y a pas plus de raison d'affirmer que la vue "manque" à cet homme que d'affirmer qu'elle manque à la pierre...), la référence à l'essence humaine n'a aucun sens car il n'existe en rien une telle essence. Spinoza ne peut faire usage de la manière aristotélicienne et traditionnelle de définir les choses par "genre et différence spécifique" (un marteau est un outil- genre- fait pour frapper -différence spécifique-). Spinoza oppose à cette manière de définir "la définition des êtres par leur pouvoir d'être affecté, par les affections dont ils sont capables, les excitations auxquelles ils réagissent, celles auxquelles ils restent indifférents, celles qui excèdent leur pouvoir et les rendent malades ou les font mourir " (Deleuze Spinoza Philosophie pratique, p. 65). On comprend le sens d'une telle manière de définir les êtres si chaque essence est un conatus jeté dans le monde au milieu d'autres conatus avec lesquels il peut se combiner et augmenter sa puissance ou au contraire être contrarié et voir sa puissance diminuer (voir une telle manière de différencier les êtres dans l'éthologie contemporaine : J.V. Uexküll, Mondes animaux et mondes humains, 1959). Il ne s'agit donc pas de référer les individus pour juger de leur perfection à un genre qui 'n'est qu'une abstraction fictive. L'aveugle est donc parfait dans son indépassable singularité (on ne peut jamais être parfait "dans son genre" car n'existent, véritablement, que des singularités et les genres ne sont que "des êtres de raison") (Lettre XXI, à Guillaume de Blyenberg, Pléiade p. 1145 et, pour l'exemple de l'aveugle, p. 1147). Notre physicien l'est tout autant dans sa singularité et quels que soient son corps et son esprit, il connaît parallèlement des augmentations et diminutions de puissance : lorsque son corps souffrait sa capacité de penser se réduisait certainement comme c'est le cas pour tout un chacun qui fait l'expérience que la souffrance peut empêcher de penser. Le corps de Stephen Hawking, quel que soit son handicap, connaissait nécessairement des augmentations et diminutions de puissance. L'exemple du handicap, aussi sévère soit-il, ne contredit donc en rien le parallélisme et on ne voit pas comment le cartésien pourrait soutenir plus facilement l'idée que lorsque le corps pâtit ou souffre, l'esprit augmenterait sa puissance...

Rajoutons à cela cette précision que la tristesse ne concerne pas un état, mais le "passage" d'une perfection à une moindre perfection, l'acte par lequel la puissance d'agir est diminuée et que, donc, "nous ne pouvons pas dire que la tristesse consiste dans la privation d'une plus grande perfection car la privation n'est rien." (III, Définition des sentiments, III, Pl. 470). Installé dans son handicap, si on peut dire, il ne connaît de tristesse qu'à l'occasion des moments de diminutions de puissance et non constamment du fait de son état et il est susceptible comme tout un chacun de joie et de tristesse.

Et donc, au final, il faut reconnaître que Spinoza ne dit nullement qu'il y a parallélisme entre la puissances de l'esprit et la puissance du corps (c'est cela qui me faisait résister à la théorie de Spinoza en songeant à Stephen Hawking...), considérées comme des états, mais entre des augmentations ou des diminutions de puissance.

S'il y a sentiment (ou affect) quand la puissance d'agir est gênée ou favorisée, c'est que la source des sentiments est double : d'une part une puissance, c'est le conatus, l'effort pour persévérer dans l'être, le désir et, d'autre part, les succès ou les échecs de cette tendance qui dépendent des rapports au monde des sujets, de la concurrence des conatus. Il y a des sentiments parce qu'il y a du désir et un monde extérieur qui peut en favoriser ou en gêner la réalisation.Toutes les affections procèdent du conatus, cette force de persévérance qui se déploie et qui se heurte à d'autres forces semblables et c'est de cela seul que toutes nos affections dérivent. Il y a de l'affection pour tous les êtres partiels, qui sont des parties de la nature (Dieu qui est le Tout n'est pas susceptible d'affects puisqu'il ne peut être confronté à rien d'extérieur à lui).

Il y a donc trois affects fondamentaux qui se déduisent directement de la définition des sentiments : le désir, c'est la puissance d'agir accompagnée de son idée (le désir se définit chez Spinoza comme l'effort conscient), la joie, le sentiment provoqué par la conscience de l'augmentation de la puissance et la tristesse, le sentiment provoqué par la conscience de la diminution de la puissance. Joie et tristesse sont des affects de même statut que le désir. Elles ne sont pas des dérivations du désir, elles ne sont pas des affects de l'effort, mais elles sont l'effort même en acte (voir plus haut la précision sur le terme d'effort) puisque l'effort se définit comme la puissance en tant qu'elle rencontre d'autres puissances dans le monde. Désir, joie et tristesse sont les trois produits immédiats du conatus se rapportant au monde.

En résumé, de ces deux éléments : le désir (qui est notre essence même en tant qu'elle s'affirme) et notre rapport à l'univers (aux autres modes) (▪) qui, lorsqu'il est favorable à l'accroissement de notre puissance produit la joie et quand il y est défavorable, la tristesse se tirent ces trois affects fondamentaux qui résultent simplement et directement de notre être au monde.

Spinoza va construire toute la vie affective par la combinaison de ces trois affects primaires. Tous les autres affects seront dérivés de ces trois affects primaires. À partir d'un troisième élément : l'imagination. Si les trois affects fondamentaux relèvent encore strictement de la physique (à lire le conatus comme se référant au concept d'inertie) car il n'y est encore question que d'effort, de puissance, de combinaisons de puissances, la physique pure ne suffit plus pour déduire les autres affects car ils ne fonctionnent pas comme de purs objets ,ils nous sont donnés à travers le filtre de l'imagination et de la compréhension : "ce que nous ressentons passe par ce que nous comprenons et imaginons des situations concrètes, des sentiments des autres, etc." (M. Rivière Le clan Spinoza, p. 403). La mécanique des affects ne peut être une physique pure, c'est de la psycho-physique.

[(▪)Noter que l'effort, la puissance ne trouvent pas en eux-mêmes le principe de leur augmentation ou de leur diminution, c'est toujours du fait d'objets extérieurs que la puissance est diminuée ou augmentée. C'est pourquoi joie et tristesse sont des passions.]

L'imagination est bien le troisième élément (et il n'y en aura pas de quatrième) puiqu'il fait l'objet du second postulat et dernier au départ de cette partie IV (Pl. 413) qui dit que l'esprit a la capacité de produire et de conserver des images (= la présence de choses absentes), qu'il est donc doté de mémoire et d'imagination. À partir de quoi on va pouvoir déduire tous les autres affects dans ce qui fait penser au fameux tableau de Mendeleïev qui, par sa logique propre génère, a priori, tous les éléments chimiques possibles dont on découvrira, pour certains, encore inconnus, l'existence après coup ! ( on verra Spinoza déduire des sentiments qui n'ont pas encore reçu de dénomination... Parlant de certains sentiments ou affects dont il vient de donner la définition  : "je sais que ces noms ont, dans l'usage commun, une autre signification. Aussi bien mon dessein est-il d'expliquer non la signification des mots, mais la nature des choses, et de désigner celles-ci par des termes dont la signification usuelle ne s'éloigne pas absolument de celle avec laquelle je veux les employer."(Eth. III, Définitions des sentiments, XX, Pl. 475)

Pour donner tout de suite un exemple d'affects (c'est, de fait, le premier affect défini par Spinoza après les trois fondamentaux) déduit de ces principes : l'amour, c'est la conjonction de la joie (conscience d'augmentation de puissance) et de l'idée (l'image - noter que parler d'image c'est suggérer que le sentiment peut exister même quand la cause a cessé d'agir et que des sentiments peuvent être générés par la seule représentation ou le seul souvenir d'une chose absente...-) d'une cause extérieure : "L'amour n'est rien d'autre que la Joie accompagnée de l'idée d'une cause extérieure" (Éthique III, XIII, Scolie du Corollaire). Noter le "n'est rien d'autre que" équivalent du "si et seulement si" des définitions géométriques qui en dit la parfaite rigueur, c'est-à-dire la parfaite identité de la chose et de sa définition (un cercle n'est rien d'autre que ce que dit sa définition : l'ensemble des points équidistants d'un même point). L'amour n'est rien d'autre que... Le reste n'est que littérature ! Le lecteur pourra pour s'exercer construire la définition de la haine... Encore un exemple montrant l'imagination à l'oeuvre avec les détails qu'elle est capable de produire dans ses pires cauchemars : il s'agit de l'analyse de la jalousie : "celui qui imagine la femme qu'il aime se prostituant à un autre, sera attristé non seulement parce que son propre désir est contrarié, mais encore parce qu'il est contraint d'unir l'image de l'être aimé aux parties honteuses et aux excrétions de l'autre, et cet être aimé lui fait alors horreur." (III, XXXV, Scolie, Pl. 444) On voit qu'il faut faire appel à l'imagination pour aller au-delà de la seule diminution de puissance pour définir la jalousie.

L'amour et la haine sont donc des produits de l'imagination, elle-même nécessitée par le conatus : "l'esprit, autant qu'il peut, s'efforce d'imaginer ce qui augmente et aide la puissance d'agir du corps " (IV, XII, Pl. 425), c'est l'amour. Mais "quand l'esprit imagine des choses qui diminuent ou empêchent la puissance d'agir du corps, il s'efforce, autant qu'il peut, de se souvenir de choses qui excluent l'existence des premières" (IV, XIII), c'est la haine. Notons pour plus tard que le conatus est lui-même au principe de l'imagination qui en retour "aide" le conatus.

L'amour est donc cet affect qui se produit nécessairement quand, éprouvant de la joie, j'imagine la cause de cette joie et j'aime, alors, c'est-à-dire que je m'efforce de maintenir la pensée de ce qui cause ma joie et je ne peux pas ne pas m'efforcer de maintenir cette pensée : "celui qui aime s'efforce nécessairement d'avoir et de conserver présente la chose qu'il aime" (Scolie de la proposition XIII.). La haine c'est l'effort nécessaire pour imaginer (ou se souvenir) de ce qui exclut l'existence de la cause qui provoque une diminution de puissance, je ne peux imaginer l'objet de ma haine sans imaginer en même temps ce qui le nie : "celui qui hait s'efforce d'écarter et de détruire la chose qu'il hait" (idem).

Les autres affects se déduiront en analysant la "mécanique" de l'imagination, déterminée par des lois qu'il faudra mettre au jour et qui rendront donc compte aussi, puisque c'est l'imagination qui est au principe des affects, des errements de ces derniers.

Dès la proposition XIV qui suit les deux propositions qui ont défini les deux premiers affects dérivés immédiatement des trois affects primaires, à savoir l'amour et la haine, Spinoza présente la première loi de l'imagination : la loi de l'association d'idées qui permet de déduire les affects de sympathie, d'antipathie, affects irrationnels puique attachés à des objets qui se sont trouvés associés par hasard aux causes de la joie ou de la tristesse et alors : "n'importe quelle chose peut être, par accident, cause de joie, ou de tristesse" (Prop. XV). Affects irrationnels car les objets qui les causent ne sont pas, par eux-mêmes, source d'augmentation ou de diminution de puissance. Il arrive alors "que nous aimions certaines choses ou que nous les haïssions, sans aucune cause connue de nous, mais seulement par sympathie ou antipathie". ( Scolie de la Prop. XV) Retenons donc encore que l'imagination est capable, par elle-même, de produire des augmentations et diminutions de puissance.

Et il faut noter que ces associations sont déjà au principe de l'amour et de la haine qui sont donc des affects aussi entachés d'irrationalité (la amusement est seulement imaginée) et qu'il conviendra donc de rechercher un amour vrai...

(Suite, GCN, p. 149...)

(1)Essence ne doit pas s'entendre chez Spinoza dans le sens traditionnel de "ce qui doit être," l'être de droit versus l'être de fait, donné, au sens par exemple où l'essence de l'homme serait, comme chez Aristote, sa "cause finale" puisque le monde de Spinoza est dépourvu de finalité. Ni donc à comprendre dans le sens d'essence spécifique (l'homme, la "nature humaine" par opposition aux autres êtres ; d'ailleurs, le conatus appartient à toute chose, donc ne spécifie pas l'homme, et si le désir est le propre de l'homme, il n'est qu'un cas particulier du conatus, sa version consciente) mais l'essence déterminée de chacun, "par une quelconque affection d'elle-même ", c'est-à-dire spécifiée par ses affections. Donc pas de contradiction entre des désirs singuliers et une essence spécifique (l'idée d'une essence spécifique est encore une illusion pour Spinoza) qui serait par exemple l'objet de la volonté. S'il existe des contradictions, on le verra plus loin, ce ne peut être qu'entre les désirs eux-mêmes.

Voici la définition que Spinoza donne de l'essence dans les "Définitions" au départ du L.II : "Je dis qu'appartient à l'essence d'une chose ce qui, étant donné, fait que cette chose est nécessairement posée, et qui, supprimé, fait que cette chose est nécessairement supprimée, autrement dit, ce sans quoi la chose ne peut ni être, ni être conçue, et qui, inversement ne peut, sans la chose, ni être, ni être conçu". Comprendre ce que signifie cette étrange symétrie dans la dernière phrase : le rationalisme de Spinoza se réalise dans la détermination de sa pensée par le modèle mathématique dans lequel il y a parfaite identité entre l'objet et sa définition (ce qui rend raison de sa parfaite rigueur) : le cercle au sens géométrique est tout entier dans sa définition, il n'y a aucune profondeur cachée en mathématique, les objets ne sont rien de plus et rien de moins que ce que contient leur définition, la chose est l'essence et l'essence est la chose, identité entre l'essence et la chose. Il faut avoir cette idée sans cesse présente à l'esprit pour comprendre Spinoza.

Les concepts de désir et d'essence sont donc réciprocables : pas d'essence sans désir et pas de désir sans essence. L'essence ne peut être que par le désir et n'est comprise en ce qu'elle est que si elle est comprise comme désir. Ontologie spinoziste : Lévinas dit que Heidegger a "verbalisé l'être". On peut déjà le dire de Spinoza et plus, qu'il en fait non plus un verbe d'état mais un verbe d'action : être ce n'est pas être posé là, être c'est une action, l'action éternelle de s'efforcer de persévérer dans l'être. L'être cesse quand l'effort cesse... (Il y aurait à méditer sur ce que ça dit en termes d'existence : peut-on se reposer ou simplement même se poser ?)



(2) En regard de cette conception de l'altruisme chez Spinoza comme "recherche de l'intérêt bien compris", celle de Jean-Marie Guyau (Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction, 1ère publication : 1884) pour qui l'altruisme se fonde non sur un devoir (des obligations) qui réduirait notre puissance (La morale dit les interdits et tout interdit consiste à s'efforcer de ne pas faire ce qu'on peut faire, tout devoir suppose la capacité (la liberté) de réfréner nos désirs, nos possibles) mais se fonde dans la "surabondance de la vie" qui excède les besoins de l'individu, surabondance qu'il dépense ou, plutôt, qu'il dispense aux autres.

La "surabondance de la vie" (et non des biens) provoque un besoin de partager. De partager des émotions esthétiques, de partager ce qu'on croit être la vérité, de partager ce qu'on suppose être ses bontés...

Excès, surabondance de la vie : altruisme, désintéressement. Là encore l'altruisme ne signifie aucunement sacrifice de soi : "il y a une certaine générosité inséparable de l'existence, et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir ; la moralité, le désintéressement, c'est la fleur de la vie humaine" (Esquisse... p. 86). (On verra chez Spinoza que la morale telle qu'il la conçoit peut cohabiter avec une éthique de la joie.) Le sentiment du devoir, alors, est cette "surabondance de vie qui demande à s'exercer, à se donner" (idem p.91). Le devoir n'est pas une nécessité, une obligation contraignante mais une puissance : "sentir intérieurement ce qu'on est capable de faire de plus grand, c'est par là même prendre conscience de ce qu'on a le devoir de faire" (idem.)

Et c'est alors l'égoïsme qui est accidentel : Fouillée commentant et citant Guyau (La morale selon Guyau, p.34) : "partout où le partage est possible, le désir ne demande pas mieux que de voir sa jouissance doublée par celle d'autrui" : "le désir n'est égoïste que quand il est forcé et que son objet (...) ne souffre pas de partage" (Guyau, idem.) ".

[Autres citations : "lorsque je vois le beau, je voudrais être deux" (Valéry, peut-être ?), "le plaisir n'est délectable que s'il est partagé" Virginia Woolf. Il y aurait des plaisirs non délectables, Virginia ? Sont-ils encore des plaisirs ?]

Et une "ontologie" spinoziste : "se trouve [donc] replacée au fond même de l'être la source de tous les instincts de sympathie et de sociabilité" (idem.) La moralité ne suppose pas un "autrement qu'être"...