La contemplation
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La contemplation, essence de l'homme.
Pic de la Mirandole, au départ de De la dignité de l'homme, nous dit les raisons divines de la création de l'homme, c'est-à-dire son essence, (ou plutôt le sens de l'humanité puisqu'on le verra l'essence de l'homme est de n'avoir pas d'essence).
Dieu vient d'achever la création du monde : "déjà Dieu, Père et architecte suprême, avait construit avec les lois d'une sagesse secrète cette demeure du monde que nous voyons, auguste temple de la divinité : il avait orné d'esprits la région supracéleste, il avait vivifié d'âmes éternelles les globes éthérés, il avait rempli d'une foule d'êtres de tout genre les parties excrémentielles et bourbeuses du monde inférieur. " Bref, la création est parfaite, c'est-à-dire complète. C'est un "cosmos" c'est-à-dire un monde hiérarchisé, ordonné et plein, du plus haut (purs esprits) au plus bas (les habitants de la boue et des excréments). De fait, il n'y a plus de place pour quoi que ce soit. Ce n'est donc pas à l'intérieur de la création que l'homme trouvera une place, la création n'est d'ailleurs pas "faite pour" l'homme puisqu'elle est parfaite et complète ; elle est une belle indifférente qui n'a pas besoin de l'homme qui, lui, se doit de la laisser être. Ce que l'auteur se propose ici c'est de montrer en quoi l'homme, pourtant, est la créature la plus admirable, enviée par toute la création, même "par les astres, ainsi que par les esprits de l'au-delà" c'est-à-dire même par les créatures qui lui sont hiérarchiquement supérieures, les purs esprits, et ce parce qu'ils ne peuvent remplir la fonction qui sera assignée à l'homme, victimes qu'ils sont de leur perfection. La perfection qui est celle de la création signifie que chaque être est tout ce qu'il peut être, définitivement, parfaitement achevé, dépourvu de tout manque ; les purs esprits sont à comprendre comme étant dans le parfait contentement, ils ne sont en quête de rien, ils n'ont rien à espérer. Les dieux, c'est bien connu, s'ennuient. L'homme sera tout autre : inachèvement, quête, ouverture.
Revenons au texte. Le monde est créé, plein et parfait. "Mais, son œuvre achevée, l'architecte désirait qu'il y eut quelqu'un pour peser la raison divine d' une telle oeuvre, pour en aimer la beauté, pour en admirer la grandeur. "
Autrement dit voilà un monde parfait, un "cosmos", mais qu'aucune conscience ne réfléchit, qu'aucune subjectivité ne peut admirer, ne peut interroger le sens, la raison, ne peut aimer, ne peut en reconnaître la perfection et donc reconnaître la divinité de son auteur. Le monde : une oeuvre d'art parfaite mais sans spectateur, sans personne pour la contempler (les purs esprits dans leur contentement parfait ne s'étonnent de rien, n'ont rien à questionner donc incapables d'admirer), ce qui manque au monde n'est donc rien moins que son sens car pourquoi une oeuvre parfaite sans aucun sujet pour en prendre conscience, aucune conscience ouverte sur le monde ? À quoi bon ?
On voit qu'il ne s'agit pas de faire de l'homme, comme dans l'Ancien Testament, le fermier du monde, son gardien, son maître, mais, au contraire, de faire de l'homme l'être capable de l'aimer et de l'admirer, de manière désintéressée, sans désir de le posséder, de le maîtriser, de se l'approprier ni même de le changer et donc un être libre : il serait contradictoire qu'il fût "déterminé" à admirer (voir la suite du texte pour comprendre que la condition de cette contemplation c'est la liberté, c'est-à-dire n'être pas, donc, d'emblée tout ce qu'on peut être, n'être pas enfermé dans une essence parfaite mais immuable, mais, au contraire, d'avoir à se choisir, c'est-à-dire être libre et c'est ce qui fera sa dignité).
Appelons cela la fonction contemplative. Ce texte de Pic de la Mirandole, inaugurateur de l'humanisme (et on peut regretter que cette version de l'humanisme ne soit pas la version dominante), fait de la contemplation le sens de l'humanité. L'homme est créé pour contempler la création. Seulement la contempler, tout autre projet (par exemple de maîtrise et de possession) interdirait la possibilité de la contemplation.
On sait, bien sûr, que l'homme est très loin de s'être satisfait de n'exercer que cette seule fonction et qu'il s'est souvent mêlé de retoucher la création. Dès l'aube des temps, on le lit dans la Genèse, s'agissant par exemple de l'animalité, qu'il est très rapidement et très facilement passé de la nomination à la domination. On peut déplorer comme Julien Gracq qu'il y ait "tant de bras pour changer le monde et si peu de regards pour le contempler", mais il reste certainement vrai que l'homme est le seul être à pouvoir remplir cette fonction contemplative.
Contemplation et désintéressement. Approbation de l'indifférence.
Les conditions de la contemplation : l'intérêt désintéressé. Le désintérêt n'est pas inattention mais au contraire pure attention au sens où je n'y recherche aucun intérêt pour moi, où je fais taire tout désir de possession, d'appropriation, d'exploitation, de maîtrise, pour laisser être la chose, devant moi, pleinement, ce qu'elle peut être (sans moi). On reconnaît là les idéaux du savoir, de l'art (et de l'éthique même quand les choses sont des êtres).
Contempler, c'est s'abstraire des rapports utilitaires, d'"ustensilité" au monde, de tout "affairement" (Heidegger, voir De l'origine de l'oeuvre d'art). Retrait par rapport à l'usage des choses mais aussi par rapport à soi-même. C'est s'ouvrir, se laisser habiter sans réserves, se défaire des filtres du soi qui réduisent la chose sous les contraintes de l'assimilation (qui est toujours appropriation au sens rigoureux du terme, c'est-à-dire l'action de transformation de l'autre en soi-même), assimilation que se refuse la contemplation. Contempler, c'est se laisser habiter, traverser, envahir sans intention de retenir, de maintenir, de faire sien. L'inspiration, alors : ce qui se donne quand on réussit à se tenir dans un tel état contemplatif (2). Contempler, c'est approuver l'indifférence des choses (la rose de Silesius n'a nul souci d'être vue, il faut admettre l'unilatéralité de la contemplation : l'objet de notre contemplation est indifférent à notre contemplation...), leur existence pour elles-mêmes. La contemplation, c'est encore "l'ouvert", par exemple selon M. Conche : " [l'ouvert] c'est laisser les choses se montrer : qu'elles soient là tout simplement, comme si l'on n'avait rien à faire d'elles" (Quelle philosophie pour demain ?,p.77) et, peut-on rajouter : comme si elles n'avaient rien à faire de nous.
N'avoir "rien à faire d'elles", il y aurait là encore un caractère de la contemplation : son "atélisme", c'est-à-dire le fait d'être dépourvue de fin, de ne viser aucune fin. De Mandelstam, sa femme, Nadiejda dit : "chacun visait à quelque chose, lui, pas. Il vivait, se réjouissait."
Dans l'ordre du savoir : Lalande dans son Vocabulaire de la Philosophie, dit que le terme contemplation traduit le terme "théorie" chez Aristote en tant que le théorique s'oppose à l'agir et au produire (la science aristotélicienne est a-technicienne, elle est purement théorique, c'est-à-dire indifférente à toute application technique). On y retrouve l'idée de ce double retrait : par rapport aux choses mais aussi par rapport à soi-même : "Etat de l'esprit, dit Lalande, qui s'absorbe dans l'objet de sa pensée au point d'oublier les autres choses et sa propre individualité". C'est bien l'opposé de tout projet d'appropriation : ce n'est pas la pensée qui absorbe l'objet, c'est elle qui se laisse absorber par, dans, son objet. Théorie dit aussi "être au spectacle", la théorie contemple sans intervenir (au théâtre, on ne saute pas sur Othello pour l'empêcher de tuer Desdémone, on le laisse faire), sans modifier, si possible (peut-on même simplement observer sans perturber ?), son objet. La théorie, c'est aussi se déplacer pour aller voir. Le regard théorique n'est ni naïf, ni immédiat, ni passif : il s'agit d'aller voir en rompant avec son point-de-vue initial, natif, naïf en rompant avec ses habitudes, et ses déterminations biologiques, sociologiques, en cherchant délibérément à changer de point de vue, à les multiplier. Le désintéressement n'est pas spontané.
Du savoir à l'art. Il me semble que se pose légitimement cette question : la vérité se donne-t-elle dans l'examen forcé et intrusif de la science qui met la nature à la question (et pense, dans sa version moderne, c'est-à-dire non aristotélicienne, la puissance technique qu'elle génère, non seulement comme la possibilité de son application, mais comme le critère même de sa vérité (1)) ou dans la contemplation désintéressée de l'art ?
Dans l'art. Étrangement, le Littré nous dit que les facultés contemplatives ne s'opposent pas seulement aux facultés actives mais aussi aux facultés affectives et, peut--être même, physiologiques. C'est qu'il s'agit, on l'a dit, de se détacher non seulement des choses mais aussi de soi :
"Pourquoi cette absence de souffrance ? Parce que je contemple ce paysage comme un tableau ou un poème, on ne sera jamais tenté de s'approprier le terrain, ni de l'aménager, ni de faire fortune en y installant un chemin de fer. Le paysage qui ne me remplit pas l'estomac et ne grossit pas mon pécule ne me réjouit le coeur qu'en tant que paysage et c'est ce qui explique qu'il ne cause ni souffrance ni souci" (Sôseki, Oreiller d'herbes, Rivages poche, p. 12). Un paysage ne doit pas être regardé comme une toile de fond. Pour Sôseki, la contemplation esthétique elle-même suppose, comme le savoir, le détachement des passions (c'est -à-dire de l'imposition de soi), des affects. L'art est sérénité dépassionnée (idée qui sonne étrangement à nos oreilles occidentales : conception orientale de l'art ? Antiromantique ? Certainement : on ne peut pas dire de la poésie romantique qu'elle est contemplative !). Les passions ne peuvent faire de bonnes poésies, ne peuvent faire poésie (ni même les sentiments : lire citation de Bashô un peu plus bas). Le haïku est la forme de cette poésie, contemplative, dépassionnée, le haïku doit être exempt de toute présence humaine ou, alors, si l'humanité y est, sa présence doit y être pauvre, réduite, pour Sôseki, à "être dessinée à la manière des figurants dans le paysage de la nature", concrètement : " il suffirait de considérer ce moi trempé (Sôseki marche sous la pluie) jusqu'aux os, qui affronte la grisaille infinie piquée de pointes d'argent comme une silhouette qui ne serait pas moi, pour faire un poème qu'on lirait comme un haïku." Oubli de soi dans la création contemplative. Inversement : " à l'instant où je me soucierais de la pluie et me préoccuperais de la fatigue de mes jambes, je cesserais d'être le personnage d'un poème ou la figure d'un tableau. Je ne serais plus qu'un citadin mal dégrossi (...) mes yeux ne verraient plus le déplacement des nuées et des brouillards." (idem). L'art comme expression de soi n'est pas contemplatif... Le moi n'est pas objet de contemplation. Bashô, grand maître du haïku dit du poète qu'il doit se retirer devant les choses : "les poèmes d'aujourd'hui [il s'agit du XVII ème siècle] sont beaucoup trop lourds parce qu'ils font montre de trop de sentiments". C'est le moi qui pèse sur les poésies. "Pour Bashô, le bon poète ne "fait" pas de poésie, il se laisse envahir par l'objet de son inspiration, jusqu'à ce que le poème se forme en quelque sorte tout seul, au terme d'une contemplation qu'il faut bien qualifier de mystique" (2) (Alain Kervern, Bashô et le haïku, p.58)
On pourrait renvoyer aussi à Kant et sa notion d'intérêt désintéressé entrant dans la définition du beau (Le beau n'éveille pas le désir de possession, c'est ce qui réjouit du simple fait d'être, ce qu'on désire simplement laisser être, ce dont on accepte l'indifférence, la gratuité : "la rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit, sans souci d'être vue" (Silesius)) , à l'idée chez Bergson de la capacité chez l'artiste, et qui le fait être tel, d'être détaché de la relation utilitaire au monde, etc. La contemplation, c'est considérer le monde comme une oeuvre d'art. C'est l'essence de la relation esthétique au monde (et peut-être que toute forme d'art n'est pas nécessairement une relation esthétique au monde). Désintéressement au regard même des simples besoins : "Tous ont soif, mais sur mille qui tendront la main vers la boisson glacée, un seul peut-être oubliera que l'eau désaltère et que le verre est destiné à la contenir : il regardera cette chose admirable faite d'une transparence que cerne une autre transparence, où la lumière joue un jeu d'argent et d'arcs-en-ciel, ce joyau vivant qui n'emprunte à la tiédeur humaine de sa main qu'une fragile buée aussitôt évanouie... Imagine, ombre, un homme qui regarderait le monde entier comme il a regardé ce verre, et sans mieux assouvir sa soif !" (Gustave Roud, Petit traité de la marche en plaine, éditions Fario, p. 50). Les exigences physiologiques oubliées : la fatigue de Sôseki, la soif de Gustave Roud.
De l'art à la spiritualité : "La beauté est désespérante" dit Valéry. Je crois comprendre que, si l'espoir est attente du meilleur, devant la beauté, quand il s'agit bien d'elle, quand je la contemple, je n'attends rien de mieux, je suis satisfait (du latin "satis": assez) donc sans espoir, sans plus aucun besoin d'espérer, d'attendre mieux, c'est-à-dire "désespéré" parce que dans le contentement. C'est pourquoi, ce qu'on va voir dans le prochain paragraphe, la contemplation est le plus haut des exercices spirituels, celui qui permet d'atteindre le contentement.
Dans l'ordre de la spiritualité. On pourrait définir la contemplation par cet oxymore : une "relation absolue". Elle reste une relation, d'un sujet à un objet, mais absolue (étymologiquement ab-solu signifie dé-lié) en ce sens qu'elle n'est pas "assimilation" de l'objet, c'est-à-dire réduction de ses qualités aux capacités de réception du sujet, n'exprimant que sa relation au sujet. La contemplation est en effet, pour la spiritualité, l'activité spirituelle la plus haute qu'on puisse atteindre. Les trois degrés des exercices spirituels chez Hugues de Saint Victor (philosophe, théologien et mystique du M.-A.) sont la cogitatio, la meditatio et, au sommet, la contemplatio (3), qui est à ce titre la relation la plus forte, la plus intime et, en même temps (et parce que), la plus désintéressée, la plus éloignée de toute forme d'appropriation (2). Parce que toute velléité d'appropriation (d'assimilation, de réduction à la relation) est éteinte, celui qui contemple est au plus près de ce qu'est en lui-même l'objet puisque on l'a dit, dans la contemplation, ce n'est pas l'objet qui est absorbé par l'esprit (assimilation, appropriation) mais, au contraire, l'esprit qui s'absorbe, s'oublie, dans l'objet.
Dans l'éthique. Il semble difficile et assez gratuit d'y loger la contemplation... Si tant est qu'on puisse transposer des concepts du champ esthétique au champ éthique, on peut proposer cette idée : l'éthique chez Lévinas semble exiger dans ma relation à l'autre un mouvement tout à fait semblable à celui de la fonction contemplative : à la différence des "morales" qui, pour Lévinas, consistent toujours à assurer la cohabitation des égoïsmes, l'éthique lévinassienne consiste dans le respect absolu qui est dû à l'altérité absolue d'autrui ("l'infini"), à sa préservation, le refus de chercher à l'adapter à nous-mêmes et donc, fondamentalement, ce que Lévinas appelle "autrement qu'être ", le dépassement, le refus de l'expression du "conatus" spinoziste (être, pour Spinoza, c'est persévérer dans l'être, c'est augmenter sa puissance -voir dans ces articles, "Spinoza, notes de lecture"-), c'est chez Lévinas le "après vous". Même retrait donc que le retrait contemplatif pour laisser être l'autre.
En conclusion : on a essayé de dire que la contemplation n'est pas simplement une attitude, mais qu'elle est une manière "d'être au monde" de "l'habiter en poète " (Hölderlin), une manière d'être à l'égard des choses, des autres et des dieux. Peut-être plus : faire de la contemplation une forme de salut ou, au moins, de sagesse. Sagesse et salut dès ce monde-ci ; on pourrait certainement montrer, par exemple, que la "connaissance" de la nature comme condition de la béatitude chez Spinoza est de forme contemplative.
(1) Voir Heidegger : la technique est la vérité du monde moderne, l'homme moderne se rapporte techniquement au monde, sa conception de l'être est technicienne, l'être des choses s'estime à leur disponibilité aux transformations de la technique. Cette "ontologie technique" est le strict opposé de "l'ontologie contemplative". La technique est une conception du monde, une "manière d'être" au monde. La contemplation en est une toute autre.
(2) voir la notion de pauvreté, par exemple, chez Saint François. La pauvreté est moins manque que refus de la possession, dépassement de tout désir d'appropriation, elle peut être, paradoxalement, "un trésor à acquérir, un but à atteindre " (Les Fioretti) ; c'est dire, étrangement, qu'elle n'est pas un état de fait qui m'est imposé mais un idéal... La pauvreté de Saint-François consiste à se détacher des choses et de lui-même pour s'attacher au Christ et à Dieu. C'est la vie contemplative, par ce double retrait des choses et de soi. S'il y avait un sens à parler d'une "méthodologie mystique", on la trouverait dans cet exercice qui consiste à s'ouvrir sans réserve pour se rendre disponible à l'accueil de l'altérité.
Chez une autre mystique, Hildegarde de Bingen, cet étrange petit texte qui semble une anticipation de la dénonciation heideggerienne de "l'arraisonnement" : "J'ai entendu la grande voix des éléments du monde : "nous ne pouvons poursuivre notre course et assurer notre fonction, car les hommes, par leurs oeuvres perverses, nous font tourner comme une roue de moulin". Plus radicale que Heidegger qui ne voit dans les moulins au bord des cours d'eau de la Forêt Noire, encore, qu'une collaboration de l'homme et de la nature et non pas "l'arraisonnement" que constituera, par exemple, le barrage hydroélectrique.
(3) Voir dans ces articles celui consacré à l'ennui, en particulier la dernière note.