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Morale et éthique

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Ce sont deux termes, initialement de même sens, le premier d'origine latine, le second d'origine grecque qui servent plusieurs jeux de distinction. J'en proposerai deux dans cet article.

1. D’abord un premier jeu de distinction entre 3 termes : morale, droit et éthique. 3 termes qui renvoient à des manières différentes de diriger, guider et juger les façons d'agir.

La morale, d'abord. Je prends au sérieux, c'est-à-dire pas seulement comme un effet de mode, la préférence actuelle, dans l'usage, du terme éthique au terme morale. Pas simplement que le terme morale fait ringard, vieux jeu, et le terme éthique plus jeune, plus branché, mais qu'il y a derrière ça une distinction profonde entre archaïsme et modernité.

La morale comprise dans cette première distinction renvoie à son étymologie. Le mot vient de mos, moris = la coutume, pluriel mores = les mœurs, les façons de vivre propres à une société. La morale renvoie à l'idée que l'action et le jugement (les concepts moraux "bien" et "mal" servent d'une part à guider l'action et d'autre part à juger les actions - plutôt celles des autres, le plus souvent...) sont déterminés par des coutumes, des usages, des habitus, c'est-à-dire par des manières d'être, d'agir, de penser, de désirer, de juger..., socialement déterminées, propres à des communautés déterminées, incorporées par les individus, c'est-à-dire vécues comme des faits (ce qui est bien, c'est "ce qui se fait", ce qui est mal," ce qui ne se fait pas") du fait du poids des déterminismes sociaux, communautaires et familiaux, très exactement "préjugés" (précédant toute réflexion) par les individus, vécus comme des évidences, comme allant de soi, de l'ordre du "c'est comme ça", "c'est la tradition", du "ça se fait" ou ça ne se fait pas"... Bref des données irréfléchies allant jusqu'à s'incarner dans les goûts : "c'est beau", "c'est pas beau", "c'est laid", "c'est vilain", "ça me heurte", "ça me dégoûte", "ça me répugne", "ça me choque", "ça m'offense"... Vécu donc comme ce qui est correct, conforme, normal ou non et, la plupart du temps, peu ou pas explicité par des règles clairement énoncées mais plutôt véhiculées , acquises et soutenues par le jeu des réprobations ou approbations de l'entourage. Archaïque pour certains car ce serait la moralité du monde de l'oralité et ce serait le premier degré de la "moralité" chez l'enfant : l'hétéronomie implicite du premier âge chez Piaget ou le fondement initial, selon Freud, dans la seule affectivité : le mal c'est d’abord ce qui, pour l'enfant le "menace du retrait d’amour", "va-t-en sale gosse j't'aime plus". Voir article sur ce site "le mal, le savoir et l'obéissance".

C'est le domaine du licite et de l'illicite, domaine de l'indistinct : on y condamne ou réprouve aussi bien les inconvenances (non respect des mœurs et coutumes qui n'ont aucune valeur morale à proprement parler : se tenir bien à table, les simples incivilités, etc. que les "crimes sans victimes" (R. Ogien) comme certaines pratiques sexuelles particulières entre personnes consentantes, que les crimes à proprement parler où existent authentiquement des victimes.

Le droit. Au contraire apparaît avec le monde de l'écrit. Étymologie du mot loi : lex en latin de la famille de lego, legere = lire. La loi c'est ce qui peut se lire et suppose donc que ce soit écrit. Écrire ça suppose de la pensée, de la réflexion, de l'intentionnalité (écrire c'est autre chose que de transcrire de l'oral). C'est le passage au conscient, au réfléchi, à l'explicite, censément au concerté et au circonscrit ( les lois écrites constituent un corpus fini, inscrit dans un code et, en droit, tout ce qui n'est pas explicitement interdit par la loi est légalement permis). La loi s'écrit contre le flou, l'implicite, le relatif, le multiple, l'indéfini (le texte censément reste identique à lui-même) de la coutume et de l'usage (non, bien sûr, sans en contenir elle-même, le texte supposant interprétation(s)...). Elle prend un caractère absolu et contraignant. A la réprobation sociale, affective et diffuse, fait place, en droit, la pénalité explicite et objective. Tout code législatif explicite s'accompagne d'un code pénal tout aussi explicite. La fonction du droit est non plus de dire le goût ou le dégoût, le sentiment de ce qui plaît ou déplaît, d'expliciter les sensibilités morales mais d'organiser objectivement et explicitement la "coexistence des libertés" (Kant).

C'est le domaine du légal et de l'illégal, autre forme de détermination de l'action mais aussi des contenus qui ne se superposent pas complètement au domaine moral : il y a de l'illicite qui n'est pas illégal et inversement : on peut dans la famille, la communauté, la vie sociale réprouver des comportements (le mensonge, par exemple) que la loi ne sanctionne pas. Le domaine du légal et de l'illégal opère des distinctions à l'intérieur du domaine du licite et de l'illicite.

Ça ne veut pas dire que le droit remplace la morale qui serait désaffectée , que l'action pourrait alors être déterminée uniquement par le droit. Le domaine du licite et de l'illicite est toujours vivant et essentiel. Par exemple, les notions de civilité et d'incivilité : les exigences de civilité minimales (politesse, égards, attention à l'autre, bienveillance...) ne sont pas prescrites par la loi et sont pourtant vécues, à juste titre, comme essentielles dans la vie sociale. (1)

L'éthique. Relativement à la morale c'est l'idée que l'action, au lieu d'être automatiquement guidée par les coutumes et les usages, doit au contraire être inspirée librement par des valeurs, par du sens, par des finalités conscientes et pensées qui supposent le dépassement, la prise de distance par rapport à la particularité, l'arbitraire injustifié des coutumes préjugées et inconscientes et, particulièrement, ça opère le travail de distinction que la morale (au sens d'ensemble de ce qui est approuvé par les mœurs, les usages et les coutumes) ne fait pas entre les inconvenances, les crimes sans victimes et les crimes authentiques. Par exemple des projets comme ceux de lutter contre les discriminations, les préjugés et les stéréotypes, concernant par exemple les pratiques sexuelles, telle l'homophobie, stéréotypes, désapprobations qui relèvent des mœurs, des coutumes des préjugés, consistent bien en un travail éthique à proprement parler : travail de réflexion sur la morale spontanée. De l'ordre du conscient, du réfléchi, du justifié donc de la liberté (agir d’après des fins, des valeurs que je me donne en toute conscience) plutôt que du déterminé.

C'est le domaine du légitime et de l'illégitime qui transcende non seulement la morale spontanée mais le droit lui- même. On peut évaluer le légal au nom du légitime, refuser du légal au motif de son illégitimité : l'objection de conscience, la désobéissance citoyenne... Par ailleurs, relativement au droit qui est toujours le droit, ici et maintenant, d' un État donné, donc toujours particulier et qui concerne, à proprement parler le citoyen (l'individu de tel État), qui n'est pas tout l'homme, l'éthique répond à l'exigence d'universalité : si elle conteste le droit c'est qu'elle prétend concerner non pas le citoyen de tel ou tel État mais l'homme en tant que tel, quelles que soient ses appartenances. En ce sens, les Droits de l'Homme constituent une éthique. L'éthique en ce sens est une tentative historiquement répétée : du cosmopolitisme de certaines sagesses grecques (Stoïciens, Sophistes...), du Christianisme de Paul : "il n'y a ni homme ni femme, ni maître ni esclave, ni Grecs ni Juifs"- universalité du message chrétien (Épître aux Galates), de l'humanisme aux Droits de l'Homme actuels.

Noter que ce sens du terme éthique renvoie à ce que certains préfèrent appeler une morale universelle par opposition aux morales particulières évoquées plus haut, par exemple Marcel Conche, réservant le terme "éthique" pour construire une autre distinction que l'on va voir maintenant : "Il convient de distinguer trois choses : l'éthique, les morales collectives, la morale universelle. L'éthique ou sagesse pratique, est l'art de vivre heureux. Les morales collectives sont aussi diverses que les collectivités (morale des Gaulois, des Aztèques, etc.). La morale universelle est celle des Droits de l'Homme. Montaigne en est le précurseur, l'anticipateur, le héraut. Il heurte de front la morale collective de son temps (qui s'accommodait de la torture, des procès de sorcellerie, etc.) par son affirmation des droits universels de l'homme : (...) que l'homme doive respecter l'homme, cela ne se discute pas. Honnêteté rigoureuse, respect de l'autre, bienveillance, indulgence, mais guère plus." (Montaigne et la philosophie, Avant-propos).

2. Morale universelle et éthiques particulières. Le juste et le bien.

Où se complique le jeu de distinction entre les concepts et les termes qui les désignent, en particulier, s'inversent les rapports du particulier et de l'universel. C'est maintenant les éthiques qui vont être particulières et la morale qui va être universelle.

Initialement, on l'a dit, ces deux termes sont synonymes : du grec au latin, ils se traduisent l'un par l'autre. Or quand on lit les ouvrages de morale, ou d'éthique des grecs et des latins, on s'aperçoit qu'ils répondent toujours à deux questions mêlées, nécessairement liées pour eux : 1. Qu'est-ce qu'une vie bonne, quel sens donner à sa vie ? On y répond par une doctrine de la sagesse (épicuriens, stoïciens, cyniques, aristotéliciens...), c'est la question du bien et 2. Comment me comporter avec l'autre ? Quels sont mes devoirs à l'égard de l'autre ? L'autre en général : autrui (les autres hommes), la nature, les dieux, les animaux, c'est la question du juste.

Ce sont bien deux questions différentes mais qui s'impliquent : la manière dont je dois me comporter avec l'autre dépend du sens que je donne à la vie. Je dois à tout le moins me comporter de telle manière avec autrui qu'il puisse lui aussi vivre de manière sensée. Ces deux questions vont se séparer dans la modernité. Les réponses à la première question vont s'appeler des éthiques et les réponses à la seconde la morale.

Pourquoi vont-elles se séparer ? Les deux questions se confondent dans les sociétés où la réponse à la première question est unique et unanime. Par exemple, dans la société française du Moyen-Age, la réponse à la question du sens de la vie est donnée par la religion chrétienne unanimement partagée qui constitue une éthique (une réponse à la question du sens de la vie) et ce que je dois à l'autre, en découle, c'est la morale chrétienne (comprendre qu'il existe des morales particulières, ce sont celles qui découlent d'une éthique particulière, qui seront à distinguer, voir plus bas, de la morale universelle). Morale qui peut ne pas apparaître toujours très morale aujourd'hui quand, par souci du salut de tous, on s'autorisait à torturer quelques corps de sorcières ou d'hérétiques pour sauver des âmes, véritable finalité de l'existence, faute de quoi, à les laisser errer, il y aurait eu non assistance de personnes en danger. Convenons donc d'appeler sociétés traditionnelles celles qui fondent leur unité, la possibilité du vivre ensemble, sur l'unicité des croyances fondamentales : on ne peut vivre ensemble qu'en ayant les mêmes croyances ("un roi, une foi, une loi"). Les sociétés que j'appelle modernes sont celles qui, au contraire, se caractérisent par le fait de la pluralité des "convictions fondamentales", son acceptation et la reconnaissance de la légitimité de chacune (et de leur équivalence, dans les sociétés qui admettent le principe de laïcité). Ces multiples réponses à la question de la vie bonne doivent pouvoir coexister sans menacer l'unité de la société. L'unité de la société ne se fonde pas sur l'unicité d'une conviction fondamentale. Il y a donc pluralité éthique, admise, reconnue et même pensée comme indépassable : ce sont des "convictions fondamentales" c'est-à-dire qui ne peuvent être réduites, ramenées à une même conviction et "équivalentes" (mot qui ne signifie pas "semblable" mais "de même valeur") en ce sens qu'elles ont même valeur épistémologique : en ces domaines, dit Marcel Conche, il y a "égalité d'ignorance" en ce que ce sont toutes des croyances et non des savoirs. Ce sont donc des éthiques qui peuvent être d'origine religieuse: christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme..., ou d'origine philosophique : je peux être stoïcien, épicurien, montaignien, spinozien, nietzschéen, matérialiste, athée... ce sont là des éthiques philosophiques, des éthiques de système (l'éthique de Spinoza suppose le système de Spinoza, c'est donc une éthique particulière, on choisit ou non d'être spinozien).

Les éthiques sont donc, de fait, multiples donc particulières (on est spinoziste ou on ne l'est pas et tout le monde ne l'est pas, on est chrétien ou non et tout le monde ne l'est pas). Alors la réponse à la deuxième question sera autre que dans les sociétés traditionnelles. Ce que je dois à l'autre en tant qu'autre- et l'altérité de l'autre consiste dans son choix éthique- c'est d'abord de lui permettre de vivre selon son éthique, c'est le respect de son choix éthique, la tolérance à l'égard de son éthique particulière. On va appeler morale l'ensemble des conditions qui vont permettre à la multiplicité de ces éthiques de coexister, cohabiter. Ce qui est loin de réduire la morale à la simple exigence de tolérance, puisqu'elle consiste en tout ce que je dois à l'autre en tant qu'il est simplement homme quelles que soient ses particularités, c'est lui donner comme un des principes fondamentaux le respect de l'altérité, de la liberté, de la dignité d'autrui. En tant qu'universelle, son contenu cependant se doit d'être minimal : si on poursuit la citation de Conche notée dans la première partie ci-dessus, "mais guère plus" ,disait-il, que les exigences d'un "respect" inconditionnel, et il précise : "la morale n'exige pas le sacrifice. L'homme a le droit de songer à soi, de vivre pour soi. (... ) La morale définit une exigence minimale, fixe un cadre qui s'impose à tous, mais à l'intérieur duquel chacun est libre d'être heureux à sa façon. Il n'est pas défendu de trouver sa joie dans le dévouement et le sacrifice, mais la morale stricte n'en demande pas tant."(Montaigne et la philosophie). Aller lire aussi les ouvrages de Ruwen Ogien et son concept d’Éthique minimaliste (L'éthique aujourd'hui, maximalistes et minimalistes). Une morale laïque peut se réfléchir à partir de ces exigences minimalistes universelles..

Si les éthiques sont particulières la morale qui en permet la cohabitation doit être partagée par tous, elle doit être universelle : elle ne s'adresse pas au chrétien ou au juif ou au bouddhiste... mais à l'homme en tant qu'homme, quelles que soient ses croyances, c'est-à-dire un être capable de se déterminer par des fins qu'il choisit. Universel signifie donc ici : indépendant des particularités que sont les éthiques, ce qui transcende les particularités, fonctionnellement puisqu'il s'agit de permettre leur coexistence et donc de ne s'identifier à aucune d'entre elles.

Qu'est-ce que les Droits de l'Homme ? Non une éthique : on n'y trouve pas de réponse à la question du sens qu'on doit donner à notre vie puisqu’il s'agit d'y déclarer le liberté pour chacun de le choisir, la liberté de conscience, de croyance, la liberté donc du choix éthique individuel. Il s'agit donc d'une morale de la liberté éthique. On sait leur universalité contestée puisqu'ils sont déclarés dans une collectivité déterminée, en un temps déterminé, la France de 1789. Mais ils ne naissent pas de la coutume, des usages et des traditions particulières de cette collectivité définie en ce temps et en ce lieu, mais au contraire en dépit d'elles et contre elles, "dans la fidélité à une tradition d'universalité inaugurée par les premiers découvreurs de l'universel, les Grecs, et qui, à partir de là, a toujours ébranlé du dedans les moralités closes, les forçant à prendre en compte la vaste humanité" (Marcel Conche, idem.). Que le théorème de Pythagore ait été formulé au Vième siècle avant notre ère à Samos (?) en Grèce, ne limite pas sa validité en ce temps et en ce lieu.

Qu'est-ce que la laïcité ? C'est l'ensemble des principes qui, au niveau politique, 1. admettent cette pluralité des convictions fondamentales et leur égalité de droit (aucune ne peut prédominer sur les autres, ce qui fait la différence entre laïcité et simple régime de tolérance où il n'y a pas égalité des libertés puisque la liberté du toléré dépend du bon vouloir du tolérant) et défend la liberté individuelle de choisir parmi elles (liberté de conscience) et 2. organisent leur coexistence par les principes de la séparation de l’Église et de l’État et de la neutralité de ce dernier. Principes donc qui défendent la liberté éthique en quoi consiste la morale laïque. La laïcité n'est donc en rien une croyance comme les autres, ce à quoi tentent de la réduire ses contempteurs, puisqu'elle est ce qui permet la coexistence de toutes.

On peut comprendre alors pourquoi peuvent être refusés les Droits de l'Homme et le principe de laïcité, (et aujourd'hui toutes les contestations de l'universalisme dénoncé comme tentative hégémonique occidentale) pourquoi, donc, il n'y a pas d'universalité de fait : ce refus est nécessairement le cas de toutes les sociétés qui fondent leur unité sur l'unicité d'une croyance fondamentale, qui posent que, pour vivre ensemble, il faut partager les mêmes croyances et que ces croyances ne peuvent donc être affaire de choix individuel. Cas des théocraties contemporaines, des totalitarismes du XXème siècle... qui ne peuvent admettre, par principe, les Droits de l'Homme et la laïcité qui admettent et organisent les libertés individuelles du choix éthique.

(1)Le droit et la morale se distinguent aussi autrement que comme des "moments" d'une sorte de "genèse de la moralité", ils se distinguent comme l'opposition entre contrainte et liberté. C'est la distinction entre la contrainte légale et l'obligation morale.La différence entre légalité et moralité n'est pas dans le contenu de l'action, une même action peut être soumise aux deux législations (juridique et morale) mais elle est dans ce pour quoi on l'accomplit, dans ses motivations. Si l'obéissance est motivée par le seul respect du devoir ( exigence principielle de probité, d'honnêteté, a priori), il y a morale. Kant définit la morale par l'action qui n'est motivée que par le respect du devoir (s'il en est), c'est-à-dire ni par "l'inclination" ("par affection pour l'autre") ni par l'intérêt ( Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 94, 95 de l'édition Delagrave). La notion de devoir est ainsi strictement morale. Il y a devoir quand j'obéis par obligation et non par contrainte : l'obligation est une exigence intérieure, émanant de la conscience, la contrainte vient de l'extérieur. Si, au contraire l'obéissance relève d'une contrainte extérieure : la peur du gendarme, la crainte de la pénalité juridique, on est dans le domaine du droit. On respecte le droit par calcul de notre intérêt : pour éviter la pénalité (qui doit être pensée de telle manière qu'il ne soit pas dans l'intérêt de l'individu de la risquer). Bien sûr on peut aussi respecter le droit par devoir, je peux me faire un devoir de respecter le droit et le respecter même si je suis certain de l'impunité, c'est la civicité, le respect moral du droit. Le droit relève de la politique : le législateur, en instituant les lois ne doit pas faire l'hypothèse de la moralité des sujets, il est même judicieux de faire l’hypothèse de leur immoralité, c'est-à-dire de leurs motivations essentiellement égoïstes. Le principe de fonctionnement du droit c'est la simple rationalité des sujets, leur capacité à calculer leur intérêt. Le droit n'implique pas la moralité, c'est pourquoi il est toujours contraignant : pas de système juridique sans code pénal qui l'accompagne. Kant montre qu'un peuple de "démons", c'est-à-dire fondamentalement immoraux (uniquement motivées par la satisfaction égoïste de leur propre intérêt), se donnerait cependant un système juridique pour rendre possible la coexistence de leurs égoïsmes absolus, lois dont chacun tenterait nécessairement de s'excepter dès lors qu'il peut agir secrètement, d'où l'accompagnement nécessaire par un code pénal dissuasif et des outils de surveillance.

Autre manière de dire les choses : le droit est un" impératif hypothétique" (conditionnel) : "abstiens-toi de faire ceci ou cela ou fais ceci ou cela si tu ne veux pas que... ou si tu veux que...". La bonne pénalité est dissuasive, c'est-à-dire doit aller au-delà de la simple réparation. La morale (si elle est possible !) est faite "d'impératifs catégoriques": le sujet moral est censé obéir à la loi inconditionnellement, seulement par devoir et non pour des motifs extrinsèques comme son intérêt, ses affections, la crainte du gendarme ou de la pénalité ou encore pour plaire à Dieu. Du point de vue du jugement la différence est en ceci que la loi juridique porte sur "l'exercice extérieur de la liberté" : la légalité ne s'intéresse qu'à la conformité de l'action et du droit, ce qui importe c'est le passage à l'acte non la seule intention ; alors que la moralité évalue "l'accord intérieur des mobiles de l'action avec la loi": en matière de morale, "c'est l'intention qui compte", c'est affaire de soi à soi. D'où sa relation essentielle à la liberté.

Moralité et liberté sont donc indissociablement liées puisque la moralité c'est l'action que ne détermine aucune contrainte extérieure et que je suis donc totalement libre de faire ou de ne pas faire. Le devoir c'est ce que je dois faire et que je peux ne pas faire et que je sais que j'aurais dû faire quand je ne l'ai pas fait. Toute une tradition philosophique, avec Kant, fait de la moralité, ainsi comprise, l'expression même de la liberté. Ainsi Comte-Sponville : "on se trompe sur la morale. Elle n'est pas là d'abord pour punir, pour réprimer, pour condamner. elle commence, au contraire, là ou aucune punition n'est possible, là ou aucune répression n'est efficace, là où aucune condamnation, en tout cas extérieure, n'est nécessaire. Elle commence où nous sommes libres : elle est cette liberté même quand elle se juge et se commande". (Pensées sur la morale).

Éthique ou morale professionnelle. On peut parler de "morale éthique" pour la distinguer de la morale universelle quand cette morale est définie par des fins particulières. On a vu que ces fins pouvaient être celles d'une "conviction fondamentale", ce qu'on a appelé une éthique, une définition de la vie bonne. Il y a ainsi une morale chrétienne, disant les devoirs à l'égard de l'autre en tant que je me pense comme chrétien et qui a d'autres exigences que celles, minimales, de la morale universelle. Mais ces fins peuvent aussi être déterminées par une fonction particulière, objet d'une profession déterminée. On devrait plutôt parler de morale professionnelle puisqu'il s'agit de définir comment, dans le cadre de ma profession, je dois me comporter à l'égard de ceux sur qui elle s'exerce : comment le journaliste doit se comporter à l'égard de ses lecteurs, le médecin de ses patients, le professeur de ses élèves, le juge des justiciables, etc. L'autre est toujours là un particulier, un "en tant que", non l'Autre absolument. A ces fins particulières correspondent des exigences particulières : si je suis journaliste je me dois de rapporter à mes lecteurs les faits tels qu'ils se sont déroulés. Mais si je suis poète je n'y suis pas tenu. Donc ces morales se définissent par rapport à ces fins particulières que sont les fonctions des professions, fins qu'on peut appeler "éthiques professionnelles" nécessairement particulières et au sein même d'une profession déterminée. Il peut être discutable pour le journaliste de définir les fins de sa profession par les seules valeurs de vérité, d'exactitude, d'objectivité ... Il existe, par exemple, une conception "édifiante" du journalisme ou éducatrice ou une fonction idéologique dans certains régimes politiques où il s'agit moins d'informer honnêtement le lecteur que de le "rendre meilleur"(*), ou de l'éduquer, ou de le rendre heureux, pourquoi pas, et donc de rapporter les faits plutôt comme ils devraient être dans telle ou telle perspective que comme ils sont. Ainsi de toutes professions : la médecine doit-elle se donner comme fins de guérir, de soulager la souffrance, de satisfaire les besoins ou désirs des patients...? On peut donc appeler cette réflexion sur la définition des fins essentielles de chaque profession : l'éthique professionnelle à partir de laquelle peut se définir sa morale qu'on appelle encore déontologie (ensemble des devoirs liés à une profession déterminée).

Au final, donc, l'opposition est entre morale universelle - c'est-à-dire indifférente à quelque éthique que ce soit, à quelque particularité, professionnelle par exemple, que ce soit, qui oblige tout homme, quel qu'il soit, à l'égard de tout autre, quel qu'il soit, qu'ils aient fait le choix de telle ou telle conviction fondamentale, qu'ils exercent telle profession ou telle autre ; il s'agit de ce que chacun doit à tout autre en tant qu'il est simplement un homme et non, seulement, un lecteur, un élève, un patient, un client etc. - et une morale particulière définie par des fins déterminées, donc particulières. On peut se référer à Kant pour la définition d'une morale universelle puisque pour lui la morale se définit par le désintéressement à l'égard de toute fin (morale déontologique), le critère de la moralité d'une action étant d'obéir à une loi capable d'universalité et de respecter la dignité absolue de chacun, c'est-à-dire qu'il ne soit "jamais considéré seulement comme un moyen mais toujours en même temps comme une fin".

On peut encore parler de morale éthique quand la particularité relève de la "situation". Le prince et le peuple ne reçoivent pas la même éducation ni donc la même morale : la manière dont le prince doit se comporter à l'égard des gens du peuple n'est pas la même que celle que le peuple doit adopter son égard. Il y a des "Éthiques à..." dans les textes de l'Antiquité : à Nicomaque, pour Lucilius..., une morale pour Le Prince chez Machiavel... C'est la logique éducative du préceptorat où le savoir (théorique et pratique) vaut d'être réservé, c'est-à-dire de n'être pas partagé (ésotérique) : le savoir du Prince vaut de ce qu'il est ignoré du peuple car il est le moyen de sa domination sur lui.

Cette logique éducative du préceptorat s'oppose à logique de l'éducation publique où, au contraire, le savoir vaut d'être partagé, donc se doit d'être partageable, ce qui le détermine comme rationnel et scientifique : le savoir dispensé à "l'université " doit être valable et pouvoir être reconnu comme tel par toute personne du "public", quelles que soient ses croyances ou toute autre particularité dont n'a pas à tenir compte l'enseignant, ne doit être exigé que d'être en possession des compétences, des prérequis permettant de suivre l'enseignement (voir article : "notes sur l'enseignement"). C'est pourquoi la seule morale valide dans la situation d'enseignement public est la "morale laïque", c'est-à-dire indépendante de toute éthique.

(*) "[Sagaïdak] pensait que le rôle d'un journal était d’éduquer son lecteur et non de lui donner en vrac des informations sur les événements les plus divers et fortuits. Si le rédacteur en chef Sagaïdak estimait nécessaire de taire quelque chose, d'ignorer une mauvaise récolte, un poème idéologiquement incertain, une toile formaliste, un tremblement de terre, une épizootie, s'il ne voulait pas voir un raz de marée qui avait noyé des milliers de personnes ou un gigantesque incendie dans une mine (tout cela n'avait pas d'importance à ses yeux), il lui semblait que le lecteur, le journaliste ou l'écrivain n'avaient pas à s'en préoccuper." (Vassili Grossman, Vie et destin, p. 107 de l'édition Presses Pocket). On reconnaît là le journalisme de propagande qui prospérait (et prospère encore) dans ces lieux, le texte se réfère à l'URSS de Staline et on comprend en quoi, aujourd'hui encore, par exemple à la télévision de l'Etat poutinien, on dit illégitime une conception à prétention universaliste (et occidentale) de l'objectivité et de l'indépendance à l'égard du pouvoir du journalisme.

Morale et éthique chez Kant. C'est bien avec Kant que la recherche du bonheur (éthique) et l’obligation morale se séparent. Le respect des impératifs de la morale ne font pas le bonheur, ils ne font qu'au mieux nous en rendre digne et le soupçon de rechercher le bonheur à travers nos actions (le croyant qui espère le salut par ses bonnes actions) les délégitime moralement. c'est le désintéressement qui fait la moralité et qui par là la prive de toute dimension éthique. C'est un acte de foi et peut-être l'objet même de la foi que d'espérer que coexisteront mes impératifs moraux et mes exigences éthiques. D'où chez Kant la fonction centrale du respect de la dignité (qui se manifeste dans la possibilité du choix éthique) dans sa morale.

Morale et éthique chez Ruwen Ogien. Le minimalisme chez Ogien permet de définir l'essence de la morale universelle (sa réduction à l'essentiel) : si elle peut s'imposer à tous c'est qu'elle ne concerne que le minimum de nos rapports à autrui que sont les exigences impératives d'un devoir absolu (même quand je ne le remplis pas, il ne s'efface pas pour autant comme devoir : je sais que j'aurais dû le remplir). Toute sortie de ce minimalisme alors est une imposition relevant d'une éthique particulière : les exigences qui excèdent ce minimalisme trahissent des conceptions du bon : "les conceptions du bien personnel sont indifférentes du point de vue moral" (La morale a-t-elle un avenir ?). Ce sont ces "conceptions du bien personnel" que nous appelons ici éthique. Il y a donc bien chez R. Ogien, quoi qu'il en dise par ailleurs, une distinction entre morale et éthique : sa morale minimaliste consiste, par son second principe ("neutralité à l'égard des conceptions du bien") à séparer ce que je dois à l'autre (morale) de mes conceptions de la vie bonne (éthique). On pourrait certainement montrer aussi que "les devoirs envers soi-même" dont le minimalisme ne reconnaît pas qu'ils puissent constituer des exigences morales (je n'ai, strictement, de devoirs moraux qu'à l'égard d'autrui, ce que je décide pour ma propre personne ne relève pas de la morale, cf. L'éthique aujourd'hui, maximalistes et minimalistes) sont en fait des exigences éthiques : ils concernent le sens que chacun donne à ce qu'est pour lui une vie bonne. Rajoutons enfin que, pour R. Ogien, cette morale minimaliste est celle qui convient aux sociétés pluralistes. Si on dit un peu plus : qu'elle est nécessitée par elles, ou retrouve le sens donné plus haut dans notre deuxième partie.

A suivre... Il faudra expliciter les manières singulières qu'ont de faire jouer ces deux termes des philosophes comme Spinoza, accusé d'immoralisme qui intitule son œuvre maîtresse Éthique ou comme Lévinas...





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