La musique, la vérité et le réel
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La musique, la vérité et le réel ✒️📰 | |
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La musique n'exprime rien. La musique, comme la vie, comme la nature, se suffit à elle-même. Son être : se déployer et ce sans raison. Et non pas s'exprimer. Elle n'exprime rien, se déploie comme une joie, c'est-à-dire dans une pure gratuité : "l'offrande musicale".
C'est dire que la musique ne renvoie à rien d'autre qu'elle-même, n'exprime rien, n'imite rien, ne traduit rien. pure présence de soi, monde total, sans double. Elle est un morceau plein de réalité. Elle n'exprime pas un réel qui existerait en soi par ailleurs : elle constitue un réel, produit, crée un réel. Bernstein (dans une émission diffusée sur France Musique) "la musique n'est jamais"à propos de" quoi que ce soit. la musique est, tout simplement. Pas de sens de la musique extérieur à la musique(...) La musique c'est des notes arrangées entre elles qui ne renvoient à rien (...) Ça ne parle de rien".
Ce qui ne signifie pas qu'elle ne provoque pas des affects chez celui qui l'entend. "La musique provoque des sentiments. Elle ne les exprime pas " dit Stravinski et il poursuit "l'effet de la musique n'est pas d'exprimer quelque chose, mais de n'exprimer qu’elle-même". Ces affects qu'elle provoque, ils sont "uniques" : ils ne sont pas la traduction d'affects qu'on aurait pu éprouver dans d'autres circonstances de la vie comme un chagrin d'amour, etc. L'affect que je ressens n'existe pas en dehors de cette musique que j'écoute. Affects sui generis, uniques, "idiots" (voir article idiotie et identité). "La musique est création de réel à l'état brut, sans commentaire ni réplique ; et seul cas où le réel se présente comme tel" (Clément Rosset, L'endroit du paradis,p.56).
"La musique, folie du silence" (Cioran, Précis de décomposition,Démission).
Musique, vérité et réel.
Il semble que, dans ce qui suit, Rosset et Jankélévitch expriment des propos divergents alors qu'ils disent la même chose. Je me confie au lecteur:
Rosset : "La musique n'est ni vraie ni belle".
Jankélévitch : "l’écoute musicale est contact avec le réel, avec la vérité saisie au plus près, la vérité "comme si vous y étiez""
Dire que la musique n'est pas vraie pour Rosset, c'est dire qu'elle n'est pas susceptible d'évaluation logique (évaluation en termes de vrai et faux). Puisqu’elle ne représente rien, n'imite rien, n'exprime aucun réel extérieur à elle, la question de l'adéquation (la vérité se définit par l'adéquation de la chose et de ce qui l'exprime) ne se pose même pas. La musique est extérieure, indifférente à l'évaluation logique. Ou encore, comme morceau de réel total, elle n'est ni vraie ni fausse, elle est, tout simplement, et pleinement.
Jankélévitch conserve le langage de l'adéquation, pourquoi il mêle vérité et réel (la deuxième occurrence du mot vérité dans la phrase citée ci-dessus pourrait se remplacer par le mot réalité). Mais la musique est, dit-il, parfaite adéquation entre la chose et l'expression de la chose, "comme si on y était". Où ? Dans la chose. Donc plus aucune distinction entre la chose et son expression. L'expression et la chose sont une seule et même chose. Réel plein, pleine coïncidence sans faille, bref, la musique n'exprime rien d'autre... qu'elle-même.
Musique et joie. C'est peut-être la musique qui permet de comprendre que la joie est un fond autosuffisant, indifférent aux événements (1) : quelle qu’elle soit, même sur le mode mineur le plus noir et le plus cafardeux, elle est joie. sinon pourquoi se plairait-on à l'écouter ? Pourquoi, sinon parce que, par elle, se maintient, perdure une joie de vivre sous le ciel le plus noir et le plus cafardeux : être capable d'éprouver les transfigurations de la mort, par exemple, à entendre un Requiem, de Mozart, de Verdi ou de Fauré.
(1) La joie, comme la tristesse sont des affects principe en ce sens qu'ils ne sont pas déterminés par des événements extérieurs. Ce sont, justement, dans l'expression populaire, des "caractères", on n'a pas de la joie ou de la tristesse, on est quelqu'un de joyeux ou de triste. C'est dire que ce sont eux, au contraire, qui donnent aux événements leur valeur affective : "J'ai mes brouillards et mon beau temps en dedans de moi; le bien et le mal de mes affaires-mêmes y fait peu" ( Pascal, Pensées, Br. 107). Pour exprimer ça, on pourrait utiliser la formule spinoziste qui relie le désir au bon : "ce n'est pas parce qu'une chose est bonne que je la désire, c'est au contraire parce que je la désire que je la considère comme bonne". On dirait alors : "ce n'est pas parce que la vie est belle que j'éprouve cette joie de vivre, c'est au contraire parce que j'ai cette joie de vivre que je trouve belle la vie". Les choses ne sont pas bonnes en elles-mêmes, la vie n'est pas belle en elle-même, ce ne sont pas des qualités objectives des choses ou de la vie, ce sont des projections sur les choses ou la vie de dispositions subjectives. Si ce n'était pas le cas, la béatitude spinoziste n'aurait pas de sens, pas plus que l'amor fati nietzschéen ni que l'approbation (le oui à la vie) tragique de Clément Rosset et peut-être ainsi de toute éthique de la joie et même de toute sagesse qui suppose toujours que nous soyons la source de notre joie : " tant qu'elle (la joie) ne surgit pas de nous-mêmes, tant qu'elle ne jaillit pas de nos ressources et de notre rythme propres, les interventions extérieures ne servent à rien" (Cioran, Les cimes du désespoir, p. 78).
La musique et la vie. Francisco J. Varela (Autonomie et connaissance) pour illustrer son concept d'"autopoièse" ( = capacité de s'autoproduire du vivant : toute activité d'un être vivant consiste à maintenir son autonomie et son identité et ce dans le domaine cognitif lui-même où les connaissances témoignent non de ce qu'est le monde (des représentations) mais de l'organisation de l'être vivant) propose comme image celle des mobiles qui produisent de la musique sous l'effet du vent. Il va de soi que la musique produite ne représente pas une réalité extérieure mais témoigne, se comprend à partir, de sa constitution, de son organisation interne. (Autonomie et connaissance, p. 113... 145...157). La musique, là encore, ne représente qu'elle-même. La vie comme la musique sont des "systèmes autopoiétiques", c'est-à-dire qu'ils sont bouclés sur eux-mêmes, ils sont à la fois origine et fin, "bouclage, c'est-à-dire relation récursive entre des termes formant circuit : ce qui est généré génère à son tour ce qui le génère (...) tout processus par lequel une organisation produit les éléments et effets qui sont nécessaires à sa propre génération ou existence" (idem.).Voir aussi Edgar Morin, La Méthode, I, p.185.