La joie
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Thème |
Plaisir, joie, bonheur.
Plaisir du mélomane, joie du musicien, bonheur du compositeur.
Mes plaisirs dépendent du monde. Le monde dépend de ma joie (voir citation de Pascal plus bas).
Le plaisir est une suite d'instants : il commence, augmente, atteint une limite, nécessaire (au-delà, il se transforme en dégoût, en écœurement, le cœur n'y est plus, fait défaut ; ou même en douleur, parfois) et retombe jusqu'au fond du manque.
La joie, si elle est, se donne toujours avec des traits opposés. Certainement pas éternelle (c'est en droit le fait du bonheur) mais pérenne, étale, égale comme une humeur. C'est du temps. Non du temps qui passe sans nous mais du temps suspendu qui a perdu ses risques de corruption. Un salut à taille humaine.
Être "fou" de joie, c'est reconnaître qu'on n'a aucune "raison" d'être joyeux.
La joie est la confiance dans la possibilité pour le réel d'assurer les conditions de mon contentement. Peut être donnée par le réel comme nature (=monde indifférent). Ou plutôt, la joie est dans la possibilité que j'ai (travail, volonté) de rendre le réel compatible avec mon contentement car la joie est active, elle est dans l'action. La joie émane de moi, elle ne me vient pas du monde, comme le plaisir. C'est, au contraire, elle qui colore le monde et nous rend capables de croire qu'on peut le rendre disponible. "La joie, tant qu'elle ne surgit pas de nous-mêmes, tant qu'elle ne jaillit pas de nos ressources et de notre rythme propres, les interventions extérieures ne servent à rien" (Cioran, Sur les cimes du désespoir.)
La joie suppose de l'activité qui se satisfait de s'effectuer, par exemple dans l'aisance et l'efficacité. Quand les mots sur la page blanche s'alignent pour dire ce que l'on veut dire comme on veut le dire. Quand notre activité trouve ses conditions de fluide efficacité dans les choses difficiles. Quand, par mon activité, se donne le sentiment que le monde est fait pour moi. Tout le contraire des pesanteurs récalcitrantes, des maladresse aux résultats piteux devant la résistance indifférente des choses.
Bonheur, peut-être : coïncidence de l'être et du devoir-être. Se sentir être ce qu'on doit être. Remplir son essence.
Le plaisir est dans le sentir, la joie est dans le faire, le bonheur dans l'être.
Le plaisir est dépendant de l'effet des objets sur nous (qui sont indifférents). Donc dépend de l'aléatoire des rencontres heureuses.La joie dépend de notre effet sur les choses (qui résistent par indifférence). Elle est l'effet de notre activité, détermine l'expérience au lieu d'être déterminée par elle. "J'ai mes brouillards et mes beaux temps au-dedans de moi ; le bien et le mal de mes affaires mêmes, y fait peu" (Pascal, Pensées)
Le bonheur dépend de notre capacité à agir sur nous-mêmes, qui suppose aussi des indifférences et des résistances. Il est dans notre moralité ou plutôt éthicité.
Dans l'ordre ( du plaisir au bonheur en passant par la joie), notre maîtrise, notre responsabilité est de plus en plus grande. Seul le bonheur, affaire de soi à soi, dépend pleinement, ou peut dépendre pleinement, de nous. C'est parce qu'il dépend de nous qu'il est bonheur : on est et l'objet et le sujet du contentement de soi.
C'est certainement l'essentiel des philosophies du bonheur. Chez les épicuriens et chez les stoïciens : ne se préoccuper que de ce qui dépend de nous, ne s'affliger que de ce qui dépend de nous (le bonheur est dans les plaisirs chez les épicuriens mais à cette condition de pouvoir se les procurer sans dépendance, ce qui ne va pas sans un certain ascétisme). Chez Socrate, au fond de l'idée qu'il n'y a pas de méchants heureux il y a ceci que même s'ils jouissent des plaisirs, s'ils connaissent les joies de la puissance (il y a des joies mauvaises), ils ne peuvent atteindre le bonheur. Chez Descartes : plutôt réduire nos désirs, ce qui dépend de nous, que changer l'ordre du monde, ce qui dépend peu de nous. Chez Kant où se fait la déliaison de la moralité et du bonheur (pour ouvrir la nécessité de la foi), à tout le moins la moralité nous rend digne du bonheur et on ne peut jouir d'un bonheur dont on se sentirait indigne. Enfin toutes les tentatives de lier bonheur et vertu aux dépends même des plaisirs et des joies : le bonheur du martyr dans la souffrance qu'il subit au nom de ses exigences morales, le bonheur de la victoire du thymos contre les désirs quand on se méprise de s'y laisser aller, le bonheur de la "fierté" platonicienne. "La récompense d'avoir accompli un acte juste est de l'avoir accompli" (Sénèque, Lettres à Lucilius, LXXXI,19), identification du bonheur et de la vertu. "Le contentement qu'une conscience bien réglée reçoit en soi de bien faire"( Montaigne, Essais, Pl. 6661)
On peut imaginer le bonheur dans un monde où les objets ne nous sont pas indifférents, c'est la définition du paradis où le bonheur est donné par un monde qui nous est adéquat. Mais là il faut poser un troisième terme qui assure l'harmonie entre le monde et nous. De même si le travail est récompensé là où notre puissance domine les objets, là où les talents autorisent les maîtrises. Faute de cette adéquation, ne reste que l'approbation inconditionnelle de ce qui est, quelle que soit son indifférence : "la joie apparaît comme une sorte de quitus aveugle accordé à tout et à n'importe quoi, comme une approbation inconditionnelle de toute forme d'existence présente, passée ou à venir." (Clément Rosset, La force majeure, p. 7-8)
Au contraire, le bonheur s'isole dans la moralité quand la Nature devient cette sublime indifférence.
Il y a de la joie à être l'auteur de ses plaisirs par ses actes et du bonheur à les conformer à la vertu (morales antiques). Si la joie est dans le contentement de l’œuvre accomplie par son propre travail, elle a supposé que des plaisirs soient à tout le moins différés, que des difficultés, des peines, aient été acceptées et surmontées et que, par là, une certaine maîtrise de soi, un certain dépassement du "principe de plaisir" se soit effectué, donc une certaine promotion de soi par soi, une certaine "moralisation" dont on a dit la relation au bonheur.
Le carpe diem, en droit, semble l'éthique aux exigences les plus pauvres : se satisfaire des plaisirs immédiats, comme ils se proposent, dans ce présent, sans se préoccuper du lendemain : de la gueule de bois, des remords, du mécontentement, du mépris ou du dégoût de soi... Exigence indigente, donc, mais de réalisation extrêmement difficile car il s'agit de faire abstraction, entre autre, du thymos platonicien, de cette instance qui juge des plaisirs immédiats du ventre et s'y oppose au principe de la fierté, de l'estime de soi, du contentement de soi, voir de l'orgueil. Quelle force alors pour en faire abstraction ? Peut-être l'anesthésie.
Si on peut être triste sans être malheureux (La tristesse n'est pas le malheur comme la joie n'est pas le bonheur), c'est qu'au sein même de la tristesse, on continue à croire au retour de la joie. Le malheur, au contraire, c'est croire que toute joie nous est définitivement interdite, que la tristesse deviendra notre condition permanente. L'enfer (voir Dante) est toujours pensé comme le lieu d'une souffrance infinie, sans sortie, même par la mort, interdite aux enfers. L'enfer consiste à se voir offrir l'éternité pour pouvoir être condamné à souffrir sans fin et sans espoir ( dans une interview, Cioran dit : "sans l'idée du suicide, il y a longtemps que je me serais tué" : c'est l'idée du suicide qui lui permet de supporter l'existence car il est une porte de sortie possible devant tout événement "invivable": si la mort (comme non vie) est possible et relève de mon choix aucun malheur n'est définitif. Sauf l'enfer, précisément, qui est l’impossibilité du salut par la mort, la souffrance sans aucune issue possible, "l'impossible mort" dit Agrippa D'Aubigné,. C'est pourquoi pour Cioran, la mort n'est pas le pire. Le pire est d'être né car dès qu'on naît l'enfer devient possible.)
La joie : l'attente de plaisirs qu'on sait possibles, pleine (que n'accompagne plus sa sœur, la crainte : "Adieu donc, fi du plaisir /Que la crainte peut corrompre."(La Fontaine, Fables, Le rat de ville et le rat des champs)) quand on les sait certains : quand on aperçoit, assoiffés, au désert, un oasis au bas de la dune. La joie ce n'est pas le plaisir, c'est ce qui l'anticipe, l'imagine, le pense : la soif (donc la douleur) est toujours là, entière (le plaisir sera donné au moment de boire, mais s'atténuera en se satisfaisant et s'éteindra, satisfait ; c'est la logique du plaisir). La joie est l'anticipation du plaisir. Joie et tristesse sont des anticipations : il peut exister une tristesse au sein du plaisir quand on se met à penser, violation du "carpe diem", qu'il va bientôt s’éteindre : redisons "Adieu donc, fi du plaisir / Que la crainte peut corrompre" (La Fontaine, Fables, Le rat de ville, et le rat des champs). On peut éprouver une joie sans être heureux si on la pense exceptionnelle et éphémère.
Le bonheur, alors, peut-être un état (et la conscience de celui-ci) dans lequel rien ne nous fait penser qu'une tristesse peut advenir, (d'où la possibilité des "imbéciles heureux"). Ainsi les philosophies antiques qui cultivent le bonheur par la préparation mentale à pouvoir vivre, subir, tout événement sans en être tristement affecté : "familiarise toi avec l'idée que la mort n'est rien"... Être heureux consiste à atteindre mentalement la garantie de pouvoir être immunisé contre toute tristesse possible, ou, positivement, d'être capable d'accueillir avec joie, tout événement possible (amor fati, voir aussi citation de Rosset plus haut). Cultures de l'ataraxie, du détachement, de l'approbation.
La joie est une disposition d'esprit a priori (au contraire le plaisir est une actualité du corps) qui réussit à être indifférente à l'absence de plaisir. Vertu au sens de disposition permanente. Le bonheur est dans l'assurance de la permanence de cette disposition d'esprit. En quoi, le bonheur se cultive.
La joie et l'absurde chez Rosset et Cioran. La joie est un a priori, c'est-à-dire ce qui précède et détermine l'expérience et non l'effet dont elle serait la cause et en dépendrait. Maine de Biran appelle ça "la réfraction morale" : le monde n'est pas la cause de mon humeur mais c'est "l'humeur du moi qui déteint sur la nature". Ce qui permet de comprendre qu'elle est sans raison et coextensive au réel (puisqu'elle colore tout le réel, qu'elle est un regard informant sur le réel), "un don gratuit, une grâce" dit Rosset ou, pour mieux dire, elle adhère au réel sans distance. Par quoi elle en suppose l'approbation sans réticence, sans chercher d'arrangements. Elle est une conscience, mais "non réflexive" du réel car "il n'est rien de moins réjouissant que l'existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité" (Rosset, La force majeure, p. 22). Conscience immédiate et approbatrice, donc. C'est pourquoi la joie de vivre est absurde. Et peut-être y a-t-il joie parce qu'on ressent que, tout aussi bien, sans aucun changement notable, par simple disgrâce gratuite et sans raison, le dégoût, la nausée devant le réel est tout autant possible que la joie, équiprobable. C'est cette possibilité qui est donnée à Cioran.
Rosset et Cioran : tous les deux devant la même existence ("rien de moins réjouissant") mais dotés d'a priori opposés (joie et désespoir). D'où cette "inversion" : pour Cioran, l'horreur d'exister c'est d'être quelque chose et de compter pour rien (j'ai le sentiment d'être quelque chose mais je sais que je ne suis rien et c'est ce savoir qui m'accable) ; pour Rosset, la joie de vivre c'est de compter pour rien et pourtant d'être quelque chose, (je sais que je ne suis rien, ce qui ne m'empêche pas de me sentir être quelque chose et c'est ce sentiment, indifférent au savoir, qui me réjouit), être quelque chose au milieu de ce formidable hasard du monde, "voilà qui réjouit absolument" (idem). Ce qui désespère Cioran est exactement ce qui réjouit Rosset. Renversement inexplicable, Rosset lui-même trouverait l'a priori de Cioran plus "logique", plus en conformité avec les données de la lucidité. C'est donc que "la joie est parfaitement absurde et indéfendable" qui "demeure allègre en connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient" (idem,p.101). Rosset rapproche sa conception de la joie de l'approbation nietzschéenne, source de la joie, et tout aussi dépourvue de raison (idem,p.45). Tellez, commentateur de Rosset, rapproche sa conception de la joie du "credo quia absurdum" de Tertullien : "je crois parce que c'est absurde" (voir l'article sur la foi). Mais comment se fait le basculement de Rosset à Cioran ? Peut-être prendre très au sérieux la vieille notion de caractère... On serait "constitués" de joie ou de tristesse. La joie serait une vertu, une "disposition" donnée (ou acquise par une "éthique") (Spinoza, l'Éthique est un entraînement à la joie : cf. Éthique, V, scolie de la proposition X, Pléiade, 572). Affaire d'humeur ?
Montaigne remarquait déjà que notre relation au monde est affaire d'humeur : Démocrite et Héraclite devant le même monde, "cette même condition nostre", se comportent de manières strictement opposées : "Democritus et Heraclitus ont été deux philosophes, desquels le premier trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortait en public, qu'avec un visage moqueur et riant : Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette même condition nostre, en portait le visage continuellement triste, et les yeux chargés de larmes, "l'un riait chaque fois qu'il mettait le pied dehors ; d'humeur contraire, l'autre pleurait". J'ayme mieux la première humeur..." (Essais, I, L, Pléiade. 323)
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Chez Spinoza, la joie (comme la tristesse) est un passage ( de moindre à plus grande perfection -réalité-(1)). Donc elle est du temps, elle n'est pas un état, comme le bonheur ou la béatitude peuvent et, peut-être, doivent, selon leur définition, l'être. La joie est dans le changement, le passage, manifestation dynamique, le temps même. Si bien que si la perfection m'était donnée d'emblée, je serais parfait sans éprouver de joie. On peut dire de façon équivalente que si l'état de parfait contentement qui accompagne la perfection et qu'on peut appeler bonheur m'était donné d'emblée, je serais heureux sans joie. La joie n'est que de ce monde. En ce monde, seule le joie est possible. (Voir Éthique, III, Définition des sentiments, III, explication)
La joie serait la conscience de se rapprocher de la béatitude et la béatitude, atteinte, est, alors, sans joie.
(1) plus de perfection = plus de réalité = plus d'intensité d'existence et de vie (pour Spinoza dont la philosophie est dépourvue de toute idéalité, la perfection se confond avec la réalité). Exemple de la guérison . La maladie est réduction du pouvoir d'agir, réduction, repli de la vie, réduction de l'être, de la diversité des êtres avec lesquels on peut interagir, réduction de la quantité de réalité à laquelle on peut se confronter, etc. Avec la maladie, on restreint son espace de vie, on se referme sur un espace réduit, on s'enferme dans une bulle stérile. Donc moindre être, moindre d'existence ; selon Spinoza, moindre perfection , moindre quantité de réalité. Alors le mouvement qui nous sort de la maladie, la guérison, qui restaure notre puissance d'agir, a la structure de la joie.
La joie serait la conscience de se rapprocher de la béatitude.
La tristesse : avant de s'installer dans le malheur, lui aussi, capable de constituer un état.