La dépression
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La dépression ✒️📰 | |
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Thème |
C’est l’impossibilité de la diversion (Montaigne III, 4) ou du divertissement (Pascal). L’enfermement sans échappatoire dans les idées noires.
Elle n’est pas liée aux difficultés ou aux malheurs de la vie mais à la rencontre du vide.
C'est une maladie du vide. Or les malheurs de la vie, eux aussi, nous masquent le vide. Encore plus, certainement, l’affairement pour la survie elle-même : "les occupations (...), les émotions vives, l'amitié, la foi, la guerre, l'odontalgie aiguë détournent les hommes du suicide (...) L'homme qui défend sa peau ne songe pas au suicide" (Alexandre Vialatte, Dernières nouvelles de l'homme). Le divertissement dit Pascal se trouve ( et il y est peut-être recherché) même dans les tracas : "on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà direz-vous une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu'on pourrait faire : il ne faudrait que leur ôter tous ces soucis(...)" (Pensées, Lafuma, 139). Dans le film de Grémillon dont je parle plus bas, il y a ce dialogue (à peu près) : "-J'ai des ennuis - Tu as de la chance, j'ai pas d'ennuis et je m'ennuie". Même idée chez Schopenhauer où l'ennui, certes forme atténuée de la dépression, est affaire de classe sociale : la douleur et l'ennui, les deux extrémités du balancier de la vie, relévent réciproquement de la classe inférieure et de la classe supérieure (qui, elle, se définit pas l'assurance de la satisfaction des besoins alors que la classe inférieure se définit par la précarité chronique, la vie dans le perpétuel besoin) : "comme le besoin pour le peuple, l'ennui est le tourment des classes supérieures."
C’est une maladie métaphysique à la portée de tout un chacun. C'est une maladie du vide ou du trop plein ? Du trop plein le montrerait ce paradoxe de rencontrer souvent des dépressifs chez ceux qui nous semblent « avoir tout pour être heureux ». Oui, il ne leur manque que le bonheur ou plutôt ce qui leur manque c’est de ne pas avoir tout pour être heureux. Penser à cela : on a tout pour être heureux et on ne réussit pas à l'être : quoi de plus désespérant puisqu'on ne sait plus quoi espérer, plus quoi désirer. Le trop plein ouvre sur le vide. Pour être heureux il faut certainement ne pas avoir tout pour l’être, car c’est ce tout qui est le vide du désir, "l'envie de rien". Jankélévitch dit que l'ennui serait l'effet "non du malheur, mais plutôt du bonheur" et il a cette heureuse formule : "l'ennui est le malheur du bonheur" (L'aventure, l'ennui, le sérieux, p. 103).
La dépression c'est l'évidement de la réalité et du moi, de la réalité parce que du moi. Rosset (Route de nuit) analyse le sens de l'expression "ça ne me dit rien" (idem, p. 21) qu'il trouve triple : 1- Ça ne m'évoque rien, ça ne renvoie à rien en moi, ça rencontre le vide. 2- Je n'ai pas envie : ça ne suscite en moi aucun désir, le moi n'accueille plus la réalité. 3- Décroché de tout rapport avec moi, ça ne me concerne en rien. Bref, la réalité est évidée, "il n'y a plus rien en elle" qui puisse m'accrocher. Mort du désir : je ne réussis plus à désirer ce que je continue pourtant à savoir désirable (idem, p.16). Vide du temps qui continue à exister tout en étant sans emploi possible, "tic-tac d'un temps où il ne se passe plus rien" (idem p.78). Évidements que sont les sentiments de déréalisation (la réalité se vide de ce qui la constitue comme réalité), de dépersonnalisation (la personne se vide de ce qui la constitue comme personne, "effacement du moi"). Comprendre : ce qui s'est évidé ne cesse pas pour autant d'exister : si le temps est vide il n'est pas rien puisqu'il se traîne interminablement.
Alors : logique de l'enfer (condamné à une souffrance sans issue *: la mort y est interdite qui nous libérerait des souffrances puisqu'on s'y voit offrir l'éternité**) : accointances de la dépression avec la lucidité qui tient en éveil, avec l'insomnie, "l'impossibilité de se reposer, de cesser d'exister ne serait-ce qu'un instant" : on a besoin de cesser d'exister et on continue à vivre.
C’est pourquoi on pense combattre la dépression par l’activité, (toute activité serait bonne, par elle-même) ou même la simple agitation. Ou par la foi (Pascal). C’est-à-dire toutes choses par lesquelles ordinairement on remplit les vides du sens (divertissement). Pourvu qu’elles ne se révèlent pas pour ce qu’elles sont : du remplissage pour faire diversion. Il faut maintenir l’illusion. Or la dépression, on l'a dit, est lucidité, elle est révélation du vide : Clément Rosset évoquant dans Route de nuit son expérience de la dépression parle de "psychose lucide", le moi observe minutieusement sa propres destruction. S’explique alors qu’il y ait un point de non-retour quand précisément la dépression emporte les conditions mêmes qui permettraient d’en sortir. Ce point d’irréversibilité est cette inversion par laquelle tout ce qui permettrait d’en sortir, de masquer le vide, devient précisément, a priori, frappé d’inanité par l’ombre même du vide. C’est ce qu’on peut appeler la logique de la révélation : quand quelque chose, révélé dans ce qu’il est, devient, de ce fait, incapable de continuer à remplir sa fonction ( par exemple quand le bouc émissaire est révélé comme bouc émissaire, il ne peut plus être un bouc émissaire). Quand l’affairement est révélé comme remplissage, il ne peut plus rien remplir ; quand il est révélé comme divertissement (diversion) il ne peut plus divertir, faire diversion. De même qu’il y a un seuil de lucidité en deçà duquel on n’est plus assez lucide pour prendre conscience de sa perte de lucidité ( seuil de lucidité inférieur : quand on est, par exemple, fortement alcoolisé) ; inversement il y a un seuil de lucidité, aussi irréversible, cette fois ci supérieur, au-delà duquel nous est interdit un minimum d’abrutissement pour se cacher le vide : le vide est révélé. "Le mélancolique souffre d'une étrange maladie : il voit les choses comme elles sont ." (Nerval).
Et on en connaît la fréquente issue fatale.
- Dans le film de Grémillon, Remorques : Le Bosco : "Y'a rien à faire quand on s'emmerde. Moi, j'ai tout essayé". Les dialogues sont de Prévert.
**L'enfer c'est "l'impossible mort" : "Transis, désespérés, il n'y a plus de mort /Qui soit pour votre mer des orages le port (...) / Que la mort, direz-vous, était un doux plaisir ! / La mort morte ne peut vous tuer, vous saisir (...) / Criez après l'enfer : de l'enfer il ne sort / Que l'éternelle soif de l'impossible mort" (A. D'Aubigné, Les tragiques.). L'enfer, c'est le désir, sans espoir , de la mort.