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Le Démon (roman)

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Le Démon (titre original : The Demon) est un roman d'Hubert Selby, Jr. paru en 1976.

Résumé[modifier]

Harry White, environ 25 ans, est un cadre efficace promis à une brillante carrière dans une entreprise new-yorkaise et fils modèle vivant chez ses parents. Harry a donc tout pour être heureux et réussir, mais il a en lui un démon. Au début du livre, ce démon l'incite à coucher avec des femmes, mariées de préférences, afin d’éviter qu’elles ne s’attachent à lui, mais également pour augmenter son excitation, sachant qu’il peut être découvert par l’époux. Harry parvient à vivre ainsi, entre ses pulsions et sa vie de cadre célibataire. Mais, le démon devient de plus en plus fort et il a de plus en plus de mal à le gérer, cela finit par déborder sur son travail à plusieurs reprises. Malgré ses pulsions, Harry parvient à grimper dans la hiérarchie de son entreprise, tout en donnant l’image de la réussite. Cependant, alors que les apparences montrent un succès fulgurant, l’état psychologique de Harry se détériore. Coucher avec des femmes mariées ne lui suffit plus, il couche alors avec des femmes alcooliques plus ou moins en marge de la société, puis, cela ne lui apportant plus le frisson qu’il recherche, il se met à voler, et lorsque le vol n’assouvit plus son démon, il se met à tuer. Le livre décrit donc l’ascension sociale d’un homme qui en parallèle connaît une descente aux enfers psychologique.

Réception[modifier]

Le Démon traite des sujets de prédilection de Selby. Cependant, sa structure plus conventionnelle et plus fluide tranche avec ses précédents ouvrages que l'auteur a pu écrire auparavant. C’est ce changement de forme qui est pointé du doigt par les critiques littéraires lors de la sortie du livre, en 1976, car cela est vu comme une faiblesse. En effet, il est dit que le résultat est bancal d’une certaine manière, que le style brut et mitraillé de Selby ne correspond pas à la structure classique du roman. De plus, la fin est considérée comme trop elliptique pour être convaincante.

Par ailleurs, Le Démon se déroule dans la classe moyenne, classe que Selby ne connaît pas lui-même, alors que ses précédents livres prenaient place dans le milieu ouvrier, plus connu de l'écrivain puisqu’il en est issu et y a vécu. C’est ainsi que le journal Newsweek publie une critique affirmant que « Selby semble en connaître peu sur ce type de vie que les auteurs les moins talentueux inventent si facilement. L’adorable Linda [femme du héros] reste l’angélique mannequin que chacun attend du mode de pensée apparemment misogyne de Selby. Leur mariage… semble plus abstrait qu’observé. ». C’est donc le manque de réalisme qui est critiqué ici.

Le critique Dean Flower se montre encore plus négatif dans la revue littéraire The New York Times Book Review en écrivant que le héros est « le plus ridicule à ce jour » parmi les héros de Selby et que le roman est une suite de clichés et de grossièretés. Il ajoute également qu’il n’y a « pas d’esprit, d’ironie, de compétence, d’imprévu, de crédibilité, de subtilité, d’intimité, de complexité morale [qui] apparaissent pour détourner de ce triste exercice du monologue ».

Dans l'ensemble, les critiques se montrent plutôt négatifs envers Le Démon de Selby, qui reçoit malgré tout un succès honnête auprès du grand public.

Étude détaillée de l'œuvre[modifier]

Thèmes[modifier]

Les thèmes abordés dans Le Démon sont aussi, plus généralement, ceux que Selby décline dans tous ses ouvrages. Il s’agit des addictions, des pulsions, de la violence, de la fuite, de l’ambivalence, du manque, de la lutte contre soi et les autres, etc.

Selby lui-même dit : « J’écris avant tout sur la solitude. Tout le monde connaît ça : le désir d’être quelqu’un, le besoin de trouver quelque chose. Les addictions, la dégénérescence de l’être humain. Toutes les compensations que les gens trouvent à ce qu’ils estiment être des manques, ou des blessures dans leurs vies. La souffrance, subie et infligée. ».

Le thème principal dans Le Démon, c’est la dualité de l’homme, l’opposition entre les apparences et l’intérieur. Dans le livre, Harry White a tout pour réussir - et il réussit d’ailleurs- mais plus il réussit, plus son état psychologique se détériore. C'est un cadre efficace et un fils modèle, mais couche avec des inconnues séduites dans la rue, se met à voler, puis à tuer.

Il y a donc la façade, le Harry modèle, et l’intérieur, le Harry sombre et violent qui ne se comprend pas. La violence est un thème récurrent dans l’œuvre de Selby, et dans Le Démon, il s’agit d’une violence incompréhensible, cependant nécessaire. Harry a besoin de transgresser les règles et de céder à ses pulsions pour pouvoir apaiser la violence qu’il ressent en lui. Quand il ne peut pas, il se sent mal physiquement, c’est presque comparable à un état de manque provoqué par une drogue.

Et d’ailleurs, ce que décrit Selby dans Le Démon, c’est une addiction, mais sans objet particulier, comme ce serait le cas si c'était une addiction à l'alcool ou aux drogues. L’addiction est un thème souvent abordé chez Selby, et c’est un sujet qu’il connaît bien parce qu’il a lui-même été dépendant aux analgésiques et à l’héroïne. Dans Le Démon, il ne s’agit pas de drogue, mais de la recherche d’un frisson, de quelque chose d’intense. Harry aime l’excitation liée à la préparation qui précède l’action, il aime le risque, la peur d’être surpris en train de faire quelque chose de mal vu, comme par exemple, la possibilité d’être surpris par le mari d’une des femmes avec qui il couche. C’est donc une addiction au frisson, à la transgression et à l’excitation du risque qui habite Harry White, et cela se manifeste sous différentes formes : l’adultère, le vol puis le meurtre.

Au fil du livre, le démon de Harry se manifeste sous différentes formes qui sont de plus en plus fortes et puissantes. Comme dans le cas des addictions, il faut toujours augmenter la dose pour avoir le même effet, et c’est ce qui conduit Harry à aller jusqu’au meurtre quand le sexe et le vol ne suffisent plus. Il y a une sorte de spirale descendante, Harry va toujours plus loin et fait toujours pire, même lorsqu’il essaie de lutter. Cette inéluctabilité reflète également la vision pessimiste du monde de Selby.

Approche sociologique[modifier]

On peut voir dans Le Démon une critique de l’American way of life. En effet, dans ce livre, le héros, Harry White, a tout pour réussir : il vient de la classe moyenne, a un avenir prometteur dans une entreprise, épouse une femme qui l’aime, fonde une famille, achète une belle maison, etc., mais cela ne le satisfait pas.

On le voit dans le livre : plus Harry réussit dans sa vie professionnelle et familiale, plus ses pulsions deviennent violentes. Pourtant, il réalise le rêve américain grâce à une réussite matérielle, mais son comportement montre que l’argent et la réussite sociale ne sont pas tout. Le succès n’apporte pas le bonheur.

Et cela d'autant plus que Harry agit beaucoup pour maintenir les apparences, pour se conformer à certains critères sociaux, par exemple, lorsqu’il épouse Linda : il le fait plus pour l’image que cela donne et afin d’avoir sa promotion, que par amour réel. Harry semble impassible et distant de sa propre existence.

La vision de Selby sur le rêve américain est très négative et c’est peut-être dans Le Démon qu’elle est la plus visible. En effet, dans ses autres livres, les personnages sont souvent issus de la classe ouvrière, donc l’échec de leur vie, leurs problèmes, la violence, les addictions, etc., peuvent être expliqués par leur milieu social et par leurs conditions de vie, mais dans Le Démon, cette explication n’est pas valable puisqu’au contraire, Harry a tout pour réussir.

On peut ici comparer le Harry White du Démon au Harry Black de Last exit to Brooklyn. Harry Black est un ouvrier gréviste. Les deux, White et Black, s’opposent donc non seulement sur leur nom de famille (noir et blanc), mais aussi sur leur situation économique et sociale. Mais, outre leur prénom, Harry, ils ont pour point commun d’avoir chacun des pulsions, un démon contre lequel ils luttent, bien qu’ils soient de deux conditions différentes. Pour Harry White, dans Le Démon, il s’agit de sa recherche de risque, de la transgression et du frisson qui y sont liés, et pour Harry Black, dans Last exit to Brooklyn, il s’agit de lutter contre l’attirance homosexuelle qu’il ressent, mais qu’il nie.

Selby montre donc, comme dans la plupart de ses livres, qu’il y a en chacun de nous une part sombre, des pulsions que l’on ne contrôle pas, mais dans Le Démon, il montre en plus que la réussite matérielle et la réalisation du rêve américain ne sont pas des solutions, car ils n’apportent pas forcément le bonheur et ne comblent pas toutes les aspirations. Cela est dérangeant, car d’une certaine manière, Selby montre qu’il n’y a pas d’espoir. Dans Last exit to Brooklyn, Harry Black est dans une situation sociale qui fait que l’on peut s’expliquer sa violence, la justifier, mais dans Le Démon, Harry White réussit sa vie, et cela est associé à la haine, à la violence, à l’incompréhension et au désespoir.

Les personnages[modifier]

Harry

Harry White est un jeune cadre ambitieux qui travaille à la Lancet Corporation depuis la fin de ses études ; au début du roman son âge se situe probablement autour des 25 ans. Il est fils unique.

Harry n’est pas décrit physiquement (comme aucun personnage du roman d’ailleurs), mais sa facilité à séduire laisse supposer qu’il est beau et qu'il a du charme. C’est un séducteur et un manipulateur.

La réussite sociale de Harry est brillante, mais ce dernier est aux antipodes du héros porteur de valeurs positives : il est égocentrique, déloyal, vaniteux, complaisant (p. 37), immature (au début du roman) et mégalomane (p. 95). (Les pages renvoient à l'édition 10-18 du roman, voir Sources).

Par ailleurs, une approche psychologique décèlerait sûrement en lui des traits de pathologie mentale : sa perception du temps est sujette à variation de même que sa conscience, et il ne contrôle pas ses gestes ; il se sent aussi étranger à lui-même : il a le sentiment que ses souvenirs « appartiennent à quelqu’un d’autre » (chap. 20). Il présente un comportement paranoïaque et obsessionnel : par exemple, il se surprend à suivre des femmes dans la rue et, à la fin du roman, après le deuxième meurtre, est hanté par un visage hurlant.

C'est un personnage défini par la peur : peur de l’ennui, peur de se retrouver seul face à lui-même (« ne me laissez pas seul face à la vérité », chap.9). C'est un personnage tourmenté, en proie à des tensions diverses et pris dans différents cercles vicieux et systèmes paradoxaux. Voici les principaux.

Au début du roman, Harry est présenté comme un personnage qui veut un plaisir sans attaches ni contraintes, mais il ne cherche pas pour autant son autonomie. Il vit encore chez ses parents et apparaît comme un homme-enfant, se complaisant dans sa situation pour des raisons puériles. Son goût pour les femmes mariées s’explique par son refus de s’attacher mais aussi par son goût pour la peur : peur d’être découvert, peur de l’imprévu. Pourtant, il recherche la sécurité et la stabilité. Harry veut être désiré (et donc être le sujet d’un désir) mais veut aussi la puissance et le contrôle (l’épisode avec Mary par exemple).

Si Harry ne cesse de céder aux tentations et s’enfonce de plus en plus dans le mécanisme infernal de l’addiction, il ne se livre jamais totalement au mal, il n’est pas totalement corrompu. Ainsi, au chapitre 20, il projette de tuer le dimanche de la Saint Patrick mais il est finalement soulagé de ne pas avoir pu passer à l’acte (voir aussi ses réactions face à la pédophilie). Il ressent également de la culpabilité vis-à-vis de son comportement et de ses pulsions.

Le tourment se situe aussi dans son corps : si celui-ci est vecteur de soulagement, lors de l’acte sexuel notamment ; il est aussi le réceptacle de toutes les douleurs et des symptômes du manque : tout le long du roman Harry est sujet à des suées, des douleurs gastriques, des migraines, des vomissements et crises d’insomnie.

Une autre source de tension est la confrontation entre son addiction et sa volonté de ne pas compromettre sa réputation et de préserver son cercle familial.

Harry a peur de lui-même, car il ne se connaît pas et sait qu’il peut détruire sa vie, mais il pense un moment pouvoir compenser et maîtriser les événements à la force de la volonté (p. 126).

Harry ne cesse de s’auto-justifier (sauf pendant la période où il est sous l’effet bénéfique de Linda), mais il a pourtant peur du jugement des autres (chap. 5). Les justifications ont un effet qui va du comique au pathétique (p. 29, 57, 282), mais s’avèrent finalement tragiques car elles témoignent de son incapacité à sortir de son bourbier.

Plus Harry cherche à comprendre son malaise, plus celui-ci augmente (chap.9). Il ne peut pas s’en sortir seul : il croise beaucoup de personnes et connaît même un amour réciproque, mais il reste incapable de se confier à quelqu’un (femme, famille ou psychiatre). Il est seul et sa solitude se nourrit d’elle-même : plus il tombe bas plus il devient impossible de se confier. Ses relations avec sa femme se dégradent et il finit par partir sans donner de nouvelles juste avant son ultime meurtre. Quand il cède au démon, Harry ressent de la culpabilité et un sentiment d’humiliation, mais ces sentiments renforcent le démon. Harry est un personnage seul, tourmenté, dévoré par le démon : il a un problème qui se trouve être lui-même (p. 243, « rien que lui »). Pour Harry, l’enfer n’est pas les autres, mais bien soi-même. Ce sont toutes ces tensions et cercles vicieux, le fait qu'il soit coupable mais aussi victime de ses pulsions, qui définissent l’essence du personnage et lui confèrent, malgré tout, un côté attachant.

Le mot « démon » vient du grec daîmon qui signifie « esprit, génie ». Dans l’Antiquité grecque, il s’agissait d’un esprit, bon ou mauvais, attaché à la destinée d’une personne. Dans la religion, il s’agit d’un ange déchu qui habite l’enfer et incite l’homme à faire le mal. Dans le roman, le démon n’est pas un personnage à proprement parler mais il possède Harry, le domine et le torture. Mentionné plusieurs fois dans le texte, il apparaît comme une force « aussi irrésistible qu’inexplicable ». Le démon prête ses qualités de séducteur et de manipulateur (caractéristiques du Malin dans la Bible) à Harry, mais semble dominer sa vie de manière encore plus large. Ainsi Harry tombe amoureux et se marie à un moment bien opportun pour sa carrière et pour tenter de contrôler le démon, Harry va déployer une énergie dans son travail qui va contribuer à la réussite de sa carrière. Le démon semble jouer avec Harry, contribuer à sa réussite puis l’envoyer vers la mort (p. 267 : « une force irrésistible semblait le pousser vers la vie ou vers la mort »). Qu’est-ce que vraiment que ce démon ? En exergue du roman, Selby l’associe à l’obsession, les citations des Écritures le rapprochent de la convoitise et du péché. En fait, se poser cette question demande à poser de manière plus large la question de l’interprétation du roman. Nous y reviendrons.

Autres personnages

De tous les personnages secondaires, le plus important est sans conteste Linda. Si la plupart des femmes sont traitées et considérées par Harry comme des objets de désir et/ou des sources de potentiels ennuis, Linda se distingue de celles-ci par plusieurs aspects. D’abord, c’est la première femme pour laquelle Harry éprouve du désir sans que ce dernier s’accompagne d’inquiétude et d’appréhension. Elle est capable de lui tenir tête et son calme déstabilise Harry, le paralyse (p. 139). Linda permet également à Harry d’évoluer : il devient plus mature (il ne s’auto-justifie plus pendant un temps) et connaît surtout un amour réciproque et sincère. Linda est aussi un vecteur d’ascension sociale : le mariage contribuera à l’évolution professionnelle d’Harry. Elle est la source de brefs réconforts (le week-end passé à la Jamaïque par exemple, chap. 14) et d’une parenthèse de bonheur, éphémère mais beau, qui suspend un bref instant les déchirements intérieurs de Harry. Cette suspension du trouble s’exprime dans une phrase assez étrange : « Il avait conscience d’un manque mais ce manque ne lui manquait pas » (p. 150). Linda est aussi un personnage paradoxal : en effet, sa personnalité s’affadit après le mariage et son humeur s’assujettit à celle d’Harry. Elle devient secondaire et subit la situation, n’arrivant pas à faire face ou à discuter avec son mari. Mais elle apparaît aussi comme son double inversé : la peur lui « ôte le goût de vivre » (p. 270) alors que cette dernière est le ressort interne d’Harry. Cette situation paradoxale s’exprime dans une phrase antithétique : « Ils se mirent à rire, tous deux sentant la tension qui les habitait se relâcher ; cette tension dont l’origine était différente et identique à la fois » (p. 210).

Parmi les autres personnages, nous pouvons citer les parents d’Harry et de Linda, sans histoire mais attentionnés, et Harry junior et Mary, fils et fille du couple formé par Harry et Linda.

Dans le contexte professionnel, un personnage important est Walter Wentworth, vice-président de la Lancet Corporation, coach et figure paternelle, voire paternaliste, pour Harry. Il symbolise une certaine vision du capitalisme, faite d’ambition et d’hypocrisie (cf. son laïus sur le mariage et la famille). Citons également le Dr Martin, psychiatre prétendument éminent chargé de la psychothérapie d’Harry, mais s’avérant niais, orgueilleux et incompétent.

Le récit et l’écriture[modifier]

Temps et lieux[modifier]

Temps

L’action du roman se déroule sur dix ans. Le texte ne se focalise pas sur la chronologie mais dispense assez d’éléments pour reconstituer la temporalité de l’histoire. Nous l’avons dit, Harry a une notion du temps à géométrie variable ; nous pouvons noter par ailleurs que le récit se concentre sur les moments de crise. La densité temporelle est variée : un chapitre peut couvrir quelques heures, quelques jours, mais aussi plusieurs mois, voire plusieurs années (dans les périodes d’accalmie). Notons l’importance de l’horaire : Harry a des problèmes récurrents de retard et tente d’allonger son temps de travail soit pour se préserver du démon, soit pour assouvir ses tentations.

Lieux

Pour l’essentiel, le roman se déroule à New York et se concentre autour du lieu de travail d’Harry, situé au centre de Manhattan. Certains lieux ont une fonction symbolique, de l’évolution professionnelle d’Harry (cf. les déménagements au fur et à mesure de son ascension sociale) et de sa dégradation personnelle (cf. les coucheries et les cambriolages dans le Bronx). Citons aussi l’importance du métro, lien entre le lieu de travail et les différentes résidences, et lieu du premier meurtre. Notons enfin que le lieu de travail est d’abord un refuge, un « sanctuaire » avant de devenir un lieu de larcin.

Style et composition[modifier]

L’une des caractéristiques du roman est la rencontre du style de Selby, influencé notamment par Louis-Ferdinand Céline et la technique du courant de conscience, et d’une écriture plus classique, ce qui confère au texte une écriture fluide mais traversée de fulgurances, très directe mais aussi travaillée et très personnelle. Nous travaillons sur une traduction et certains aspects de l’écriture selbienne, notamment le travail sur la sonorité, sont irrémédiablement perdus, mais ceci n’empêche pas de relever quelques éléments intéressants. En effet, les paradoxes, les tourments et les vicissitudes du personnage se retrouvent dans l’écriture même du roman.

La narration

Elle est effectuée par un narrateur omniscient en focalisation externe et le récit est mené à la troisième personne du singulier, mais ce dispositif est mis en péril de plusieurs manières. Le narrateur, plastique, s’immisce dans les pensées du personnage principal et les pensées du personnage s’immiscent dans la narration (scènes internes, description des femmes, perception du temps, de l’environnement, etc.) et des discours directs s’introduisent au cœur du récit. Nous pouvons déceler ici l’influence de la technique du « courant de conscience », développée notamment par Joyce, technique qui vise à donner l’équivalent écrit du flux de pensée d’un personnage. Ceci posé, Selby refuse l’opacité : son écriture est fluide et travaillée pour paraître simple, il s’approprie les apports de différentes techniques littéraires pour forger une écriture personnelle. Enfin, et c’est là un point fondamental : le narrateur est moins omniscient qu’il n’y paraît. Le récit se concentre sur la vie interne d’Harry mais sans en donner les clés : le lecteur n’a pas accès à la psyché d’Harry, il est au même niveau que lui (c’est l’un des éléments qui rendent le personnage malgré tout attachant et le récit prenant), l’écriture est viscérale et non psychologique. Selby ne me met pas en position de juge ou de bourreau, il n’accable pas ses personnages, il ne cherche pas à donner une leçon mais à provoquer l’émotion et la réflexion du lecteur.

La construction

Elle reprend des éléments classiques (le premier chapitre est une exposition très complète par exemple) et au bout de trois chapitres maximum, le lecteur comprend comment le roman va se dérouler. Comme dans la tragédie, il y a dans le texte un sentiment d’inexorabilité qui contribue à créer la tension romanesque. Mais la construction du roman s’articule aussi autour de la spirale de l’addiction, spirale qui va sans cesse en se dégradant. Harry connaît la crise, l’apaisement puis retombe dans une crise pire encore que la précédente. Les apaisements sont de plus en plus courts et les pseudo-remèdes de moins en moins efficaces. Harry doit surenchérir à chaque fois : ainsi le roman le voit franchir au fur et à mesure un certain nombre de paliers : le sexe, en tant que célibataire puis en tant qu’homme marié, avec des femmes mariées, des prostitués puis des « loques imbibées d’alcool pleines de boutons » (sic), le vol, là encore avec une gradation, puis le meurtre. Un autre palier évoqué furtivement est la pédophilie, mais Harry le rejette de manière radicale (aurait-il résisté ?). La construction se fonde aussi sur l’opposition entre l’ascension sociale d’Harry et sa descente aux enfers personnelle, et sur la variation à partir d’un même thème. Nous avons exposé précédemment les variations autour du conflit interne d’Harry. À ces variations s’ajoutent par exemple, et notamment, celles concernant le ressenti du plaisir (tantôt vécu comme un soulagement, une euphorie, une surexcitation, une « jouissance mêlée de plaisir », une torpeur, un vide, un abandon), et celles concernant l’attitude d’Harry face au démon : indifférence, désinvolture, malaise, peur, tentative de lutte (qui se solde par un échec, chap. 4), désespoir, tentative d’accommodement, de composition, sensation de liberté et de contrôle, renoncement.

Les fulgurances

La langue de Selby s’appuie sur la langue courante, trame principale sur laquelle se brodent des mots rares ou littéraires, appartenant au langage soutenu ou spécifique, trame déchirée par des envolées argotiques et vulgaires. Nous retrouvons ici un apport de Céline et de la révolution littéraire qu’a été Voyage au bout de la nuit. Pour autant, la démarche de Selby semble éloignée du travail célinien sur le langage ; en fait l’influence de Céline se traduit plutôt dans la radicalité, le refus de concession de l’écriture selbienne, et par l’idée que « la mort est la grande inspiratrice » (sic). Notons[Qui ?], pour notre part, que Selby nous semble moins cynique que Céline et, au fond, développer une certaine empathie et compréhension vis-à-vis de la condition humaine.

L’auteur joue sur la syntaxe et les accumulations notamment dans les monologues internes. Un exemple significatif est la réaction d’Harry à la communication de la promotion de Davis avec une phrase qui s’étend sur deux pages (107 à 109).

Signalons aussi quelques variations - plus rares que dans les précédents romans de Selby - dans la typographie. L’auteur recourt peu aux images et figures de rhétorique mais le texte, en cohérence avec la dualité d’Harry et la construction du roman, comporte de régulières constructions antithétiques et des oxymores. Quelques exemples :

  • « Et il en vint bientôt à considérer que cette nouvelle habitude faisait partie de sa vie, tout en demeurant distincte du reste de son existence ». (p. 193)
  • « [...] il fit face à cette vérité un bref et éternel instant ». (p. 347.
Humour et ironie

Le côté oppressant du récit n’empêche pas Selby de recourir à l’humour, par la verdeur du langage, la parodie (parodie de psychiatre p. 247, mais aussi auto-parodie, cf. l'épisode des plantes vertes) et une ironie à effet immédiat (le parallèle entre grossesse et démon, chap. 17) ou à retardement (les commentaires sur la vie familiale, par exemple, p. 152 : « Cette soirée fut plus (…) une existence heureuse et sans soucis », voir aussi chap. 9 et propos sur Linda : « Vous êtes un leurre. Vous êtes irréelle. Vous êtes un mythe. ».

Quelques idées pour l’interprétation[modifier]

Deux interprétations viennent spontanément à l’esprit en première lecture : celle concernant l’addiction et celle concernant la critique du modèle de vie et du rêve américain, toutes deux développées précédemment. En ce qui concerne l’addiction, notons que celle-ci est traitée de manière universelle et tend à poser la question plus large de l’addiction au mal et à poser la question : pourquoi suis-je tenté par ce qui va me détruire ?

Ces deux aspects rejoignent une troisième dimension du roman, moins évidente en première lecture, une dimension religieuse, et (par définition ?) existentielle. Dans son Histoire de la littérature américaine, Pierre-Yves Pétillon parle, à propos de Selby, d’une « profonde sentimentalité religieuse qui, déçue, s’inverse en son contraire ». En effet la question du salut par la foi est posée dès l’avant-texte et les citations des Écritures. Vers la fin du roman, p. 338, les entrailles d’Harry sont le lieu d’un champ de bataille entre les chiens de l’enfer qui lacèrent Harry les chiens du ciel, qui, immobiles, attendent ce mot qui leur permettrait de chasser ces monstres assoiffés de sang. Mais ce mot, le mot divin, ne vient pas et Harry finit par commettre son ultime meurtre le jour de la célébration de la résurrection du Christ plantant son couteau en plein cœur du cardinal au moment de recevoir l’Eucharistie (c’est-à-dire le corps du Christ), tout en le suppliant de le délivrer. Une dimension existentielle sous-tendrait donc dans tout le roman et l’interrogation religieuse est exposée à la manière selbienne : radicale et viscérale, profonde et simple. Au lecteur de réfléchir: peut-être le roman est-il l’expression d’un sentiment religieux déçu, peut-être est-il amer et ironique, peut-être constitue-t-il une attaque contre la religion dans son fondement même, peut-être est-il l’expression d’un cri, mais non pas, comme le dit le traducteur du roman, Marc Gibot, un cri de détresse [mais un] « merde », jusqu’au bout.

Sources[modifier]

  • Selby Jr, Hubert, Le Démon, éd. 10-18
  • Cantais, Ludovic (réal.), Hubert Selby Jr., 2 ou 3 choses, La Luna productions, 1998, 1 DVD vidéo, 117 min, Docu
  • Colonna, Dominique (réal.), Ardisson, Thierry et Barma, Catherine (prod.), Lunettes noires pour nuits blanches, avec Hubert Selby Jr., Paris : Antenne 2, 1989. Diff. Sur Antenne 2 le
  • Giles, James Richard, Understanding Hubert Selby Jr., Columbia : University of South Carolina Press, 1998 (1991), 164 p.
  • Pétillon, Pierre-Yves, Histoire de la littérature américaine : notre demi-siècle : 1039-1989, Paris : Fayard, 1992. 816 p.
  • Romance, Laurence, Préface, dans : Selby Jr., Hubert, Waiting Period, Paris : 10/18, Domaine étranger, 2007, p. 7-13
  • Selby Jr., Hubert, Préface dans : Selby Jr., Hubert, Requiem for a Dream, New York : Thunder’s mouth press , 2000, 179 p.

Articles connexes[modifier]

Liens externes[modifier]

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